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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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nuit me retrouvai à Torrijos. Je ne sus point ce que Dieu fit de l’aveugle, ni n’eus cure de le savoir.

CHAPITRE III – COMMENT LAZARE SE MIT AU SERVICE D’UN PRÊTRE ET CE QUI LUI ADVINT ÉTANT AVEC CE MAÎTRE
    L E jour suivant, ne me trouvant pas en sûreté, je fus à un village qu’on nomme Maqueda, où mes péchés me firent rencontrer un prêtre, qui, tandis que je lui demandais l’aumône, s’informa de moi si je savais servir la messe. Je lui dis que oui, comme c’était la vérité, car, tout en me maltraitant, le misérable aveugle m’enseigna mille bonnes choses, et l’une d’elles fut celle-là. Finalement, le prêtre me reçut à son service. J’échappai au tonnerre pour tomber dans l’éclair, car mon aveugle, quoiqu’il fût, comme j’ai conté, l’avarice même, au prix de celui-ci était un Alexandre. Je ne dis rien de plus, sinon que toute la ladrerie du monde était enfermée dans cet homme : j’ignore s’il la tenait de sa nature ou s’il l’avait endossée avec l’habit de prêtrise.
    Il possédait un grand coffre vieux et fermé par une clef qu’il portait pendue à une aiguillette de son saye ; et dès que lui venait de l’église le pain de l’offrande, il l’y jetait incontinent, puis refermait le coffre. Dans toute la maison il n’y avait chose à manger comme il y a communément dans d’autres, quelque morceau de lard accroché à la cheminée, quelque fromage posé sur une tablette, ou, dans l’armoire, quelque corbeille avec des croûtes de pain ramassées sur la table, car, encore que je n’en dusse pas profiter, il me semble que la seule vue de ces choses m’eût réconforté.
    Il y avait seulement une chaîne d’oignons mise sous clef dans une chambre au haut de la maison, dont il me donnait à raison d’un pour quatre jours. Et si, en présence de quelqu’un, je lui demandais la clef pour quérir ma ration, il mettait la main à sa pochette, et cérémonieusement détachait la clef, qu’il me donnait en disant : « Prends-la et rends-la moi ; vous autres, ne pensez pas toujours à friander » ; ni plus ni moins que si toutes les conserves de Valence eussent été enfermées dans cette chambre, où du diable s’il y avait, ai-je dit, autre chose que les oignons pendus à un clou, dont il tenait compte si étroit que si, pour mon malheur, j’eusse outrepassé ma ration, je l’aurais payé cher.
    Finalement, je mourais de faim. Mais si le prêtre usait envers moi de peu de charité, il en avait pour lui-même davantage. Son ordinaire se montait à cinq blanques de viande pour dîner et souper. Il est vrai qu’il partageait avec moi le potage ; mais de la viande, autant que dans mon œil ! Quant au pain, plût à Dieu qu’il m’en eût donné la moitié de ce qui m’était nécessaire.
    Le samedi, on a coutume, en cette contrée, de manger des têtes de mouton. Il m’envoyait en quérir une pour trois maravédis, et après l’avoir fait cuire et en avoir mangé les yeux, la langue, le cou, la cervelle et la chair des mâchoires, il m’en abandonnait tous les os rongés, qu’il jetait dans mon assiette, en disant : « Prends, mange, triomphe, c’est à toi qu’est le monde, tu fais meilleure chère que le pape. » – « Telle te la donne Dieu, » disais-je bas à part moi.
    Au bout de trois semaines que je demeurai avec lui, je devins si faible que, de pure faim, je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes. Je me vis clairement sur le chemin du tombeau, si Dieu et mon savoir n’y remédiaient pas. Mais pour user de mes ruses je n’avais nul moyen, ne sachant par où l’attaquer, et encore que j’en eusse eu un, il ne m’aurait pas été possible de tromper le prêtre comme je trompais l’aveugle, à qui Dieu pardonne, si de cette calebassade il est mort, car ce dernier, quoique bien retors, était privé de ce précieux sens de la vue et ne me voyait point ; mais cet autre ! nul n’eut jamais vue plus perçante que la sienne.
    Quand nous étions à l’offrande, aucune blanque ne tombait dans le plat qui ne fût par lui enregistrée. Ses yeux, dont il tenait l’un fixé sur les gens, l’autre sur mes mains, lui dansaient dans le crâne, comme s’ils avaient été de vif argent. Toutes les blanques que donnaient les fidèles, il les comptait, et, l’offrande terminée, me prenait le plat et le déposait sur l’autel. De sorte que tout le temps que je vécus, ou, pour mieux dire, mourus avec lui, je ne fus pas

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