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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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s’aperçut point de la fraude et aussi parce que, me sentant maître d’un tel bien, je me persuadai que la faim n’oserait pas s’approcher de moi.
    Mon misérable maître revint, et Dieu voulut qu’il ne prît pas garde à l’offrande que l’ange avait emportée. Le lendemain, lorsqu’il fut sorti, j’ouvris mon paradis de pain et en pris un entre les mains et les dents qu’en deux credos je rendis invisible, n’oubliant pas de refermer le coffre. Et puis je commençai à balayer la maison, persuadé qu’avec ce remède j’allais remédier à ma pauvre vie.
    Avec cela je me tins en joie ce jour et le suivant ; mais je n’étais point destiné à jouir longtemps de ce repos, car au troisième jour la fièvre tierce me vint à point nommé en la personne de celui qui me tuait de faim, qu’à une heure indue je vis penché sur notre coffre, tournant et retournant, comptant et recomptant les pains. Je dissimulai, et, en mes secrètes prières, dévotions et supplications, je dis : « Saint Jean, fermez-lui les yeux. »
    Après qu’il fut resté un grand moment supputant le compte par jour et sur ses doigts, il dit : « Si ce coffre n’était en lieu si sûr, je dirais qu’on m’a pris des pains, mais à partir de ce jour, je veux fermer la porte au soupçon en en tenant bon compte. Il m’en reste neuf et un morceau. » – « Neuf mauvais sorts t’envoie Dieu », répondis-je à part moi. Et en lui entendant dire cela, il me sembla qu’il me transperçait le cœur comme avec un épieu de chasseur, et mon estomac commença à me tirailler, se sentant ramené à sa diète passée.
    Il sortit, tandis que moi, pour me consoler, j’ouvris le coffre, et, voyant les pains, commençai à les adorer, sans oser y toucher. Je les comptai pour voir si par hasard le ladre ne s’était pas trompé, et trouvai le compte plus juste que je ne l’eusse voulu. Tout ce que je pus faire fut de leur donner mille baisers, et, le plus subtilement possible, du pain entamé rogner un peu à l’endroit de l’entame. De cette façon je passai ce jour moins joyeux que le précédent. Mais comme la faim croissait, principalement parce que mon estomac s’était, pendant ces deux ou trois jours, habitué à manger plus de pain, je mourais malemort, à ce point que, lorsque je me trouvais seul, je ne faisais autre chose que d’ouvrir et fermer le coffre pour y contempler cette face de Dieu, comme disent les enfants. Toutefois ce Dieu qui secourt les affligés, me voyant en telle détresse, suggéra à mon esprit un petit remède. Pensant à part moi, je me dis : « Ce coffre est vieux, grand et rompu de divers côtés, et quoiqu’il n’ait que de petits trous, on peut penser que des rats, y entrant, ont endommagé ces pains. En retirer un tout entier n’est point chose convenable, car certes il y verrait la faute, celui qui en si grande me fait vivre. Mais ceci se souffre », dis-je, en émiettant le pain sur une nappe pas très somptueuse qui se trouvait là, prenant de l’un des pains, laissant l’autre, en sorte que de trois ou quatre je tirai quelques miettes, que je mangeai comme qui suce une dragée, et ainsi me réconfortai un peu.
    Quand mon maître vint pour dîner et ouvrit le coffre, il vit le dam, et sans doute crut que des rats l’avaient commis, car j’avais très exactement contrefait ce qu’ils font de coutume. Il examina le coffre d’un bout à l’autre et y découvrit certains endroits par où il soupçonna qu’ils étaient entrés. Il m’appela et me dit : « Lazare, vois, vois, quelle persécution a souffert notre pain cette nuit. » Je fis le très étonné, lui demandant ce que ce pouvait être. « Ce que c’est ? Des rats, qui dévorent tout. » Nous nous mîmes à manger, et, grâce à Dieu, de cela je tirai encore bon profit, car il m’échut plus de pain cette fois que la misère qui m’était habituellement réservée, le prêtre ayant, avec un couteau, râclé toute la partie qu’il croyait avoir été rongée, qu’il me donna en disant : « Mange ceci, le rat est bête propre. »
    Ce jour donc, ayant grossi ma ration du travail de mes mains, ou, pour mieux dire, de mes ongles, nous achevâmes de manger, quoique, à vrai dire, je ne commençasse jamais. Et aussitôt après me vint autre sursaut, qui fut de voir mon maître aller anxieusement çà et là, arrachant des clous aux murs et cherchant des planchettes, avec lesquelles il cloua et boucha tous les

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