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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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maître de lui attraper une blanque.
    De la taverne jamais je ne lui apportai pour une blanque de vin, mais ce peu d’argent de l’offrande qu’il mettait dans son grand coffre, il le ménageait de telle manière qu’il en avait pour toute la semaine. Et pour dissimuler sa grande mesquinerie, il me disait : « Vois-tu, garçon, les prêtres doivent être très sobres dans leur manger et leur boire, et c’est pourquoi je ne me dérègle pas comme d’autres. » Mais le misérable mentait faussement, car aux confréries et enterrements auxquels nous assistions, il mangeait aux dépens d’autrui comme un loup, et buvait plus qu’un conjureur. Enterrements, ai-je dit, Dieu me le pardonne ! car jamais, sauf alors, je ne fus ennemi de la nature humaine, et c’était parce que nous y mangions, et qu’on m’y rassasiait. Je souhaitais et même priais Dieu que chaque jour tuât son homme. Et lorsque nous donnions le sacrement aux malades, spécialement l’extrême-onction, au moment où le prêtre commande aux assistants de prier, je n’étais certes pas le dernier à le faire, mais, de tout mon cœur et de toute mon âme, priais le Seigneur, non pas qu’il fît du malade selon sa volonté comme on a coutume de dire, mais bien qu’il l’emportât de ce monde. Et quand quelqu’un échappait (Dieu me le pardonne), je le donnais mille fois au diable ; au contraire, celui qui mourait partait avec autant de mes bénédictions.
    Tout le temps que je demeurai là – environ six mois – vingt personnes seulement trépassèrent, et ce fut moi, je le pense, qui les tuai, ou plutôt elles moururent à ma requête, parce que le Seigneur, voyant ma mort terrible et continue, prenait plaisir, ce m’est avis, de les tuer pour me donner vie. Néanmoins je ne trouvais nul remède au mal que j’endurais, car, si le jour que nous enterrions, je vivais, les jours qu’il n’y avait pas de mort, contraint, après m’être fait à la suffisance, de revenir à ma faim habituelle, je la sentais davantage. De manière qu’en rien je ne trouvais soulagement, hors en la mort, que parfois je me souhaitais ; mais je ne la voyais point venir, quoiqu’elle fût perpétuellement en moi.
    Souvent j’eus l’idée de quitter ce ladre maître, mais j’y renonçai pour deux raisons. L’une, c’est que je ne me fiais pas à mes jambes, à cause de la grande faiblesse que la seule faim m’avait causée ; la seconde, parce que je considérais et disais : j’ai eu deux maîtres, le premier me faisait mourir de faim, et, l’ayant laissé, j’ai rencontré cet autre qui m’a conduit jusqu’au bord de la fosse ; or, si je renonce à celui-ci et en prends un plus mauvais, il me faudra de toute nécessité périr. Aussi n’osais-je pas bouger, tenant pour article de foi qu’à chaque changement je trouverais un maître pire, et qu’en descendant d’un degré encore, le nom de Lazare ne retentirait plus en ce monde et qu’on n’y entendrait plus parler de lui.
    Étant donc en cette affliction (dont Dieu veuille délivrer tout fidèle chrétien) et me voyant, sans que j’y susse donner conseil, aller de mal en pis, un jour, tandis que mon anxieux, méchant et ladre de maître était hors du village, par aventure vint à ma porte un chaudronnier, que je crus être un ange par Dieu envoyé sous cet habit. Il me demanda si j’avais quelque chose à rapetasser. « En moi vous trouveriez assez à rapetasser, et vous ne feriez pas peu en me raccoutrant », dis-je si bas qu’il ne m’entendit point. Mais comme je n’avais pas de temps à perdre en gentillesses, comme illuminé par le Saint-Esprit, je lui dis : « Oncle, j’ai perdu une clef de ce coffre, et je crains que mon maître ne me fouette ; par votre vie, voyez si parmi celles que vous portez, vous n’en trouvez pas quelqu’une qui l’ouvre : je vous la paierai. »
    L’angélique chaudronnier se mit alors à en éprouver plusieurs du grand trousseau qu’il portait, tandis que moi je l’aidais de mes débiles prières. Et voici qu’au moment où j’y pensais le moins, j’aperçois le coffre ouvert, et au fond, sous forme de pain, la face de Dieu, comme on dit. « Je n’ai pas d’argent à vous donner pour la clef », lui dis-je, « mais payez-vous de ceci. » Il prit de ces pains celui qui lui plut le mieux, et, me donnant la clef, s’en fut content. Et moi je le restai davantage, mais en ce moment je ne touchai à rien pour qu’on ne

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