VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
trous du vieux coffre. « Oh ! mon Dieu, dis-je alors, à quelles misères, fortunes et calamités sont sujets les vivants, et combien peu durent les plaisirs de notre laborieuse vie ! Moi qui pensais, par ce pauvre et chétif remède, remédier à ma misère et en étais déjà quelque peu content et heureux ! Et voici qu’en réveillant mon ladre de maître et lui inspirant plus de diligence qu’il n’en avait naturellement (quoique telles gens pour la plupart n’en manquent jamais), ma malechance a voulu qu’il fermât les trous du coffre, fermant en même temps la porte à mon réconfort et l’ouvrant à mes peines ! »
Ainsi me lamentais-je, pendant que mon inquiet charpentier, avec beaucoup de clous et de planchettes, mettait fin à son œuvre, en disant : « À présent, messieurs les traîtres rats, il vous faut changer d’avis, car céans vous ferez mauvaise besogne. »
Dès qu’il sortit, j’allai voir son ouvrage et trouvai qu’il n’avait laissé trou quelconque au vieux et triste coffre, pas même un par où pût passer un moustique. Je l’ouvris avec mon inutile clef, sans espoir d’y rien pouvoir prendre, et y vis les deux ou trois pains entamés, que mon maître croyait grignotés, dont je tirai quelque misère, les effleurant fort délicatement, à la façon d’un adroit escrimeur. Mais comme la nécessité est une grande maîtresse et que la faim me tourmentait nuit et jour, je pensai au moyen de me conserver la vie ; et il me semble que pour trouver ces pauvres remèdes, la faim m’était une lumière : aussi bien, dit-on, qu’elle aiguise l’esprit, tandis que la satiété l’émousse, ce que j’éprouvais en moi-même.
Or donc, une nuit que j’étais éveillé, songeant à la manière de me servir du coffre et d’en tirer parti, je sentis, à ses ronflements et aux grands soupirs qu’il poussait, que mon maître dormait. Je me levai tout doucement, et, comme pendant la journée, préoccupé de ce que je voulais faire, j’avais mis un vieux couteau qui par là traînait en un lieu où je le pusse retrouver, je me dirigeai vers le triste coffre, et, par le côté qui me parut le plus mal défendu, l’attaquai avec le couteau que j’employai en guise de foret. Et comme le très vieux coffre était, vu son grand âge, sans force ni valeur, mais, au contraire, très tendre et vermoulu, il se rendit à moi incontinent, et en son flanc admit, pour mon salut, un bon trou. Cela fait, j’ouvris avec grande précaution le coffre ainsi navré, et, à tâtons, du pain que je trouvai entamé fis comme il a été dit ci-dessus. Par ce moyen quelque peu consolé, je refermai le coffre et retournai à ma paillasse, où je reposai et dormis un peu, mais mal, ce que j’attribuai à la diète, et ce devait être la vraie cause, car, en ce temps certes, les soucis du roi de France n’étaient pas pour m’ôter le sommeil.
Le lendemain, le seigneur mon maître ayant aperçu le dégât, tant du pain que du trou que j’avais fait, commença à donner les rats au diable et à s’écrier : « Que dirons-nous à cela ? N’avoir jamais senti de rats en cette maison, sinon maintenant ! » Et sans doute il disait vrai, car si une maison au royaume devait être exempte de rats, ce devait être celle-là, les rats n’ayant point coutume de demeurer où il n’y a rien à manger. Puis le prêtre recommença à chercher des clous sur les murs de la maison et des planchettes pour boucher les trous.
La nuit venue et le prêtre endormi, aussitôt j’étais sur pied avec mon attirail, et les trous qu’il bouchait de jour, je les débouchais de nuit. Nous travaillions tant l’un et l’autre et usions de telle diligence que sûrement à propos de nous fut dit le proverbe : Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre. Enfin nous avions l’air d’avoir pris à tâche la toile de Pénélope, car tout ce qu’il tissait de jour, je le rompais la nuit. En peu de jours et de nuits, nous mîmes la pauvre dépense en tel état, que qui aurait voulu en parler avec propriété, l’eût plutôt nommée vieille cuirasse du temps passé que coffre, tant elle était garnie de pointes et de têtes de clous.
Quand il vit que son remède ne servait à rien, il dit : « Ce coffre est si maltraité et de bois si vieux et si pourri, qu’il n’est rat qui n’en ait raison, et il se trouve déjà en tel état que, pour peu que nous y touchions encore, il ne pourra plus nous servir ; et
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