Viens la mort on va danser
curiosité
chez les coureurs de fond. Ici, l'on farte ses skis avec minutie. On discute du
froid, du vent qui se lève, sachant leur importance sur la « glisse ». Comme
des laques rouges, orangé, bleues, les farts s'étalent sur les minces semelles
des skis, qui vibrent comme des arcs.
A huit heures du matin, je suis sur la
ligne de départ du ski de fond. La température avoisine — 13°. Les concurrents
attendent encore dans les vestiaires, mais moi, je ne veux rien rater. Mes
doigts sont déjà rouges et, bien que je ne puisse sentir le froid sur mes
jambes, je devine que je me gèle.
Les coureurs de fond sont répartis chez les
hommes en trois classes : les aveugles, les amputés tibiaux et les amputés d'un
bras. Guy, chez les aveugles, court le 15 kilomètres.
Parmi les aveugles de l'équipe de France,
deux sont amputés d'un bras, souvenir de la guerre d'Indochine. Je verrai
pendant la course l'effort fabuleux que peuvent produire ces hommes guettant
dans la nuit chaque mot de leur entraîneur. Celui-ci court à deux mètres d'eux
sur une trace parallèle sans avoir le droit de les toucher, même s'ils tombent.
Si l'on connaît l'extrême difficulté du ski de fond, qu'on pense à ces aveugles
qui n'ont qu'un seul bras pour se propulser ! Et qu'on sache aussi — c'est
d'une grande importance — que les coureurs (non handicapés) de l'équipe de
Suède ne font, avec eux, qu'une différence de 15 minutes sur 15 kilomètres !
Je guette le bonnet de Guy. Il s'avance
dans la file, juste derrière un athlète noir. Il lève là tête vers le ciel gris
chargé de neige, ses mains se crispent sur ses longs bâtons et, d'un seul coup,
il se propulse, ses enjambées s'allongent, il cherche sa cadence, passe la bosse, disparaît dans un petit schuss et attaque le raidillon. Puis il disparaît dans
lé sous-bois.
Je vais rester dans cette neige profonde
toute la matinée. Mes doigts s'engourdissent. Depuis combien d'heures suis-je
là? Je ne sais pas si je vais pouvoir tenir encore longtemps, enfoncé jusqu’'aux
genoux, le fauteuil à mi-roues dans la neige. Heureusement, l'une des hôtesses
chargées de l'accueil m'a découvert et tiré comme un mulet jusqu'aux vestiaires
surchauffés, puis elle est allée choisir à la ville, un pantalon duvet. «
Tenez! m'a-t-elle dit, il vous ira très bien. » ; Avec ma veste et mon
pantalon je ressemble à un bibendum.
Ainsi paré, je vais trouver mon pilote de
scooter des neiges afin qu'il m'emmène dans le bois. Il me désigne un traîneau
accroché derrière son engin. Je m'y cale et, dans un tourbillon de neige, nous
nous élançons, sautant racines et branches de sapin. Le pilote danse debout sur
les cale-pieds afin de donner plus d'adhérence à la chenille de caoutchouc.
A l'abri des bouleaux et des conifères, le
vent est presque tombé. Là, au bord de la piste, j'ai tout le loisir de fixer
par l'image ces skieurs de fond. Le souffle rauque, l'écume à la bouche, dans
un voile de vapeur ils poussent, lancent leurs bras, ouvrent grand leur compas
dans cette nuit d'éternité.
Mes doigts sont violacés. Encore un
concurrent et je rentre — mon appareil, que je ne peux plus tenir, vient de
tomber dans la neige. Encore un autre et je rentre. Non, pas avant d'avoir
saisi celui-là qui fonce comme une locomotive...
Le soir, dans les dortoirs, on parle de ses
prouesses, de ses déceptions. Guy a fini vingt et unième; Jaarle Johnsen,
Norvège, a gagné. « La neige ne me convenait pas, me dit Guy. Et puis les
Nordiques, quel entraînement ils ont ! Mais tu vas voir, dans le relais on va
se rattraper! » Quant à moi, je me glisse dans mon lit avec une forte fièvre.
Je me bourre d'aspirine et de couvertures pour transpirer et éliminer un début
d'angine. Il me faut être en pleine forme demain pour les épreuves de slalom.
Une heure avant le début des épreuves, je
me suis posté près de l'avant-dernière porte du slalom, sur Une plateforme que
j'ai taillée dans la neige avec l'une des pédales de mon fauteuil. Des
spectateurs m'ont donné un coup de main pour gravir les cent mètres de neige
profonde.
Je ne les connais pas bien, ces garçons et
filles de l'équipe de France, mais je sens que ce quelque chose qui hier les
bloquait, maintenant, à l'heure des affrontements, s'est dissipé.
En reconnaissant le terrain, Bernard
Baudéan me fait un signe de tête et me dit, avec son accent des Pyrénées : «
Alors, le photographe, tu es prêt comme nous
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