Viens la mort on va danser
enthousiasme ma proposition de couvrir
l'événement et de faire un article agrémenté de photos pour son journal Le Second Souffle.
Ce
second souffle arrivait, après des semaines d'errance, d'illusions, de
désillusions, de désespoir, et finalement d'espoir pour moi.
Pour
nous tous.
A
l'aéroport du Bourget, dans ce petit matin de fin février, une bande d'hommes
et de femmes emmitouflés dans des combinaisons de ski laissent échapper de
légers nuages de fumée. Je reste à l'écart, n'osant trop photographier le
groupe d'aveugles dans lequel se trouve Guy. Les amputés se sont installés
confortablement sur leurs sacs, attendant le bus qui doit les amener à l'avion,
un vieux quadrimoteur. Parfois, une tête se tourne vers moi et vers mon
fauteuil. On s'interroge probablement sur ma présence ici.
Pendant
six heures de vol, calé au fond de l'appareil, j'observerai ces hommes et ces
femmes qui vont s'élancer pour leurs premières Olympiades. Parfois, l'avion
perce le brouillard et là, comme une tête d'épingle, à deux doigts des ailes, apparaît
la terre gelée, constellée d'arbres.
Sur
la piste d'Ornskoldsvik, où nous atterrissons, il fait une température de —
10°. La station elle-même est entourée de collines balayées par le vent du
pôle. Ce paradis du ski de fond est très éloigné du cadre habituel à nos alpins
qui devront remonter inlassablement ses deux maigres collines.
Le
lendemain, je prends possession de mes laissez-passer et de mon brassard (il
n'y a pas d'autres photographes étrangers), puis m'en vais faire mes premiers
repérages sur les pistes de ski de fond et sur le tracé de slalom, spécial et
géant. Chargé de mon matériel photos, me voici parti sur mon fauteuil qui fait des
travers fantastiques dans les rues en pente. Les fauteuils suédois ont des
pneus cloutés que la dimension de mes roues ne me permet malheureusement pas
d'adapter.
Pour le ski de fond, épreuve courue par les
aveugles et amblyopes [1] , il me faudra un scooter des
neiges. Ainsi, je pourrai prendre les concur rents en différents
endroits du parcours. La pente du slalom n'est pas trop raide; quatre hommes
pourront me hisser jusqu'à la troisième porte avant l'arrivée, là où une
violente reprise de carres est nécessaire avant de s'engouffrer dans le schuss
final.
Question équipement, mon anorak de haute
montagne sera parfait mais je n'ai qu'un pantalon d'été en synthétique — que je
portais en Amérique du Sud —, pas de collants, pas de gants. Sur la tête,
j'arbore ma toque de fourrure que j'ai rapportée de Pékin.
La veille des premières compétitions, nous
assistons à la cérémonie d'ouverture dans un grand stade couvert. Les
Olympiades se dérouleront sous la présidence de Sir Ludvig Guttmann, fondateur
du sport olympique handicapé. Sir Ludvig Guttmann est le médecin qui a fondé
le centre de Sfokemandeville, le plus grand centre de paraplégiques
d'Angleterre; il est cet homme qui a tellement fait — j'aimerais dire : qui a
tout fait — pour la cause du sport handicapé.
Chaque délégation défile avec son drapeau.
C'est l'Australie qui commence.
Ils sont un. Un quoi? Un tout seul qui
arrive du fond du stade, c'est-à-dire seul, c'est-à-dire tout : il est
porte-drapeau, entraîneur, athlète; il est petit, large d'épaules sous son
drapeau de l'Union Jack, et il boite d'une manière insensée.
Ce petit Australien est sorti de la polio
avec une jambe dite « folle », plus courte que l'autre de quinze centimètres à
peu près et, comme on a mis devant lui un porte-enseigne suédois qui boite de
la même façon, follement, mais sur une jambe opposée..., je les vois qui
avancent du fond du stade, comme une paire de ciseaux qui s'ouvre et se referme
dans le silence immense.
Il traverse le stade, comme ça, en pleurant
de joie; c'est le plus beau jour de sa vie, le premier grand jour de sa longue
nuit de solitaire.
Au moment de photographier les autres délégations;
des larmes ont glissé sur mes joues, des larmes grosses comme le cœur.
Je vais traîner dans les bâtiments où
logent les deux équipés de France. C'est la dernière mise au point chez les
skieurs alpins. Tout semble reposer sur Bernard Baudéan, double amputé tibial,
Louis ~ Louison et Rémy Arnod. J'essaie de les interviewer mais n'en tire pas
grand-chose. L'atmosphère est tendue. Baudéan, sur ses gardes, me dit : «
Qu'est-ce que tu fais ici? » Je préfère ne pas insister et roule ma
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