Viens la mort on va danser
?»
Oui, je suis prêt, prêt à fixer le geste,
le mouvement en déséquilibre à la limite du décrochement, le portillon qui
touche l'arête du tibia et les cuisses qui tremblent un peu, les orteils qui
cherchent l'appui, le souffle qui se fait plus heurté... Et c'est le départ :
j'avale les premières portes, je bouscule les piquets — attention au ciment
neige ! attention à la petite compression et à la porte n° 15 qui est à
l'envers ! —, je sens que je vais gagner, mes jambes, oui, mes jambes s'agitent
comme des pistons, je cours de porte en porte; un pas de patineur et, sous la
banderole d'arrivée, je lance mes genoux, oui, mes genoux en avant pour
grignoter un centième...
Au centième, oui, car je ne suis que photographe;
certains me le rappellent, me donnent des sobriquets, sans doute pour rire.
Le premier ouvreur est passé, puis le
second et tout de suite les Autrichiens montrent la couleur dans ce slalom spécial.
Dans la catégorie des amputés fémoraux,
Anne Schneider, de l'équipe d'Allemagne de l'Ouest, surclasse ses concurrentes;
un style éblouissant, à peine sauté. Elle remportera les trois médailles d'or :
spécial, géant et combiné.
Irène Moillen est de l'équipe de Suisse.
Petite fille, elle a glissé sur le quai de la gare, le train est passé sur sa
jambe à hauteur du genou. Depuis, elle est monitrice de ski aux Diablerets. Je
la suivrai dans toutes les épreuves, non seulement pour ses performances — elle
remportera également trois médailles d'or — mais pour son sourire et sa
gentillesse:
Bernard Baudéan est parti; je l'attends
là-haut, à la cassure.
Il faisait une hivernale dans les aiguilles
d'Ansabère, avec un autre grimpeur. Son copain est tombé et s'est tué. Il est
resté seul, accroché sur une petite dalle verglacée, attendant que les secours
arrivent. De toutes les Pyrénées on est venu pour le sauver. Il a passé là
trois jours et trois nuits. Quand on l'a récupéré, il était gelé jusqu'à la
racine des membres, c'est-à-dire jusqu’'aux hanches et jusqu'aux épaules. On a
réussi malgré tout à ne l'amputer que sous les genoux et des deux premières
phalanges des mains.
Bernard est reparti à force de volonté, de
hargne. Maintenant il se lance entre les portes, les fait valser; il se sert de
ses bâtons Comme de balanciers, il passe magnifiquement à la cassure. Il n'a
pas l'air d'aller vite et, pourtant, le chrono est là, il fait le troisième
temps. Il obtiendra la médaille d'or dans le géant et au combiné.
Rémy Arnod, dans une autre catégorie, obtiendra
la médaille de bronze au géant et au combiné; Louis Louison, la médaille de
bronze dans le spécial.
Un litige éclatera après la remise des
médailles. Le Canadien John Cow ayant surpassé tous ses adversaires, une réclamation
sera déposée « en raison de la nature ambiguë de sa deuxième amputation
partielle ». Il y a quelques années, son avion s'étant écrasé dans la neige du
Grand Nord, il a dû marcher pendant plusieurs jours pour retrouver une piste
et, en marchant ainsi, il a gelé. On l'a amputé d'une jambe et de la moitié de
l'autre pied. Face aux protestations, John Cow déclarera, avec le sourire : «
Je ne suis pas venu pour gagner des médailles mais pour rencontrer des amis. »
J'oublie le froid, je cadre et fixe les
images; je dois les fixer de toutes mes forces.
Au passage du seul Américain engagé, la
foule applaudit. Bill Hovonic est amputé fémoral mais court avec une prothèse
haute, noire, sur laquelle sont peintes de petites fleurs — et en short tyrolien.
Pour le ski de fond, Bill s'alignera avec un casque d'écoute et un magnéto
diffusant de la musique pop.
La course continue. Tandis que je vérifie
mon appareil, un coureur allemand fait une chute spectaculaire; quelque chose
semble voler au-dessus de lui. Après quelques instants il se relève, souriant,
et redescend sur un ski, tenant dans ses bras sa jambe artificielle qui vient
de se casser.
*
Je me souviendrai longtemps de ces Jeux :
Du petit Australien qui, à la fin de chaque
slalom (il était hors compétition à cause de son « invalidité n'entrant dans
aucune catégorie »), s'élançait sur la piste bosselée et creusée de profondes
baignoires par le passage de tous les concurrents. A chaque virage, il chutait,
mais il s'accrochait, comme la neige s'accrochait à lui. Sa jambe atrophiée
était maintenue par une attelle et ficelée après l'autre.
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