Viens la mort on va danser
musulman de la Croix-Rouge internationale. Il devait m'emmener en
zone ouest visiter un centre de rééducation en construction et avait répondu
favorablement à mon désir d'aller donner des cours dans les hôpitaux
musulmans. Depuis, il demeure insaisissable, comme s'il me fuyait.
Je ferais bien un tour au Coral Beach, mais
Leïla s'y oppose fortement. Il faudrait franchir la ligné de démarcation,
traverser le quartier où a explosé la bombe, puis tout Beyrouth, alors qu'à
chaque instant on peut être pris dans la lunette- d'un tireur ou sauter sur une
mine. C'est cela la guerre civile ! Tout peut arriver. Faire ses courses et...
trente-cinq morts et cinquante blessés - autour de soi. Il n'y a pas
de taxi et le chauffeur remplaçant Robert (parti pour je ne sais quelle
mission) pense « à sa femme et à ses enfants ».
La ligne de téléphone du château étant
coupée, je descends téléphoner dans l'ancien appartement des Yared, situé sur
les hauteurs de Beyrouth. L'appartement est intact, mais la façade est très
abîmée. Le gardien, placé là pour empêcher que des squatters rie s'y
installent, a décoré un arbre de Noël. Une forte odeur de renfermé imprègne les
pièces. Dans la pâle lumière des ampoules nues, je regarde les objets d'une vie
familiale : un tableau, quelques jouets, des photos. Sous la couverture bleue
du lit je sens la crosse d'une carabine.
J'appelle le Coral Beach, l’Hôtel-Dieu,
l'A.F.P., et là, d'un seul coup, j'apprends que mon dernier colis contenant
plus de cinq cents photos (dont celles du camp de Tall el Zaatar) n'est pas
encore parti. Le messager qui devait les rapporter à Paris l'a oublié. Les
voitures et leurs occupants étant systématiquement fouillés depuis deux jours,
mes photos risquent fort d'être détruites. Prisonnier depuis vingt jours entre
quatre murs de frousse et d'incompétence, je laisse exploser ma colère.
Avec la pluie et la neige, les barrages des
« cow-boys » phalangistes ont disparu (je les appelle ainsi parce qu'ils sont
très jeunes et portent un chapeau de cow-boy). C'est, pour ces jeunes de
quinze, seize, dix-huit ans, la vraie, la grande vie. Il n'y a plus d'école
depuis dix-huit mois. Le revolver au ceinturon — ou la mitraillette — ils s'en vont
« frimer », « rouler des mécaniques », comme dans un western.
J'ai dans la tête l'ouverture d'un nouvel
opéra tragique. Les premières notes de l'hymne libanais, jouées par la radio de
Leïla dans le grand salon, se font entendre : le rideau va se lever. Lés dix-
huit mois de guerre n'étaient sans doute qu'un prélude.
Jeudi 6 janvier
La neige a recouvert le parc du château
Boustany. Perdu dans sa solitude, il ressemble au fort du Désert des Tartares. Pas un souffle de
vent dans les pins saupoudrés de neige et, tout au fond, dans l'irréel, le bleu
de la Méditerranée: J'ai rendez-vous à l'hôpital Dar el Bâche pour une mini
conférence avec le personnel, les infirmières et les kinésithérapeutes. Ceux-ci
semblent avoir compris l'étrange attitude de leur médecin-chef.
En sortant du village d'Ain Arr, un barrage
de « cow-boys » qui inspectent dûment mon passeport. Leurs sourcils se
froncent. Certains visas se chevauchent : le Liban avec Singapour, la Chine
avec l'Amérique. Après deux ans de voyage il n'y a plus une seule page de
libre.
Nous progressons lentement sur la route rendue
glissante par l'épaisse couche de neige. Suant, haletant, criant je ne sais
quoi, un bataillon en manœuvre débouche d'un chemin creux. Les malheureux
porteurs de fusil ne peuvent s'empêcher de faire des boules de neige. Ils
courent en rang, puis s'échappent, retournent dans le rang. La farce continue-
Il grêle en arrivant à l'hôpital. Le
chauffage est en baisse, le moral aussi. Je commence ma mini conférence, mais
elle dure deux bonnes heures. Ensuite, a lieu la visite des malades. Eli, un garçon
de vingt ans blessé pendant les événements, me raconte les combats à la
mitrailleuse antiaérienne, « d'une pièce à l'autre des maisons » ! L'infirmière
enlève les compresses, les champs américains, et découvre trois escarres
gigantesques, chacune de la taille d'une soucoupe à café et profonde de
plusieurs centimètres. Les deux trochanters sont touchés. Le sacrum est presque
a nu. Voilà un an qu'il est au lit sans raison apparente, et jamais dans
l'esprit du médecin « responsable » un programme de soins anti-escarres n'a été
établi,
Je le
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