Viens la mort on va danser
fais mettre debout, sanglé aux
cuisses, au pied du lit. Il s'étonne de la facilité avec laquelle il se
retrouve là, après un an de position assise et couchée qui lui a provoqué ces
énormes plaies. J'établis un programme rigoureux pour lui et les autres
malades, consistant en deux heures par jour de position verticale puis de
position à plat ventre. Grâce au chariot à roulettes que je ferai fabriquer par
le soudeur de l'usine de Gilbert Yared, il pourra au moins aller au réfectoire,
se promener dans l'hôpital, rencontrer d'autres malades. Il ne sera plus
confiné comme un animal moribond. Il me reste à acheter de la mousse pour
réaliser un matelas modulaire [5] qui évitera les points de
contact et de nouvelles plaies.
La colère me saisit en quittant ce jeune
homme qui paie sans doute de sa vie une guerre absurde.
Je repasse par les hauteurs de Beyrouth,
dans la maison de Leïla, pour téléphoner. Notre ligne ne fonctionne toujours
pas. Je m'installe devant la cheminée. Un instant, je repense à ce que j'ai vu,
à tant d'incompréhension de tout côté, et une immense fatigue me prend. Mais je
dois préparer mes cours pour les élèves infirmières de l'Hôtel- Dieu.
J'apprends par la radio que trente musulmans ont été exécutés dans un village
en contrebas, en représailles à l'attentat du lundi 3.
La neige s'est remise à tomber. Je vais
faire un tour sur la terrasse avec Nadia la cuisinière et Asmen lé serviteur
soudanais. Asmen fait, avec la neige, de grosses boules blanches qu'il tripote
entre ses mains immenses et noires. Je l'aime bien, Asmen. Sa nonchalance est
celle d'un prince; jamais il ne se presse. Il arrivé d'une démarche souple dans
le grand salon pour apporter les consommations, puis repart de même, sans
aucune parole, sauf une chanson qu'il « mâchonne » perpétuellement. Une vieille
chanson qui parle de son pays, du soleil, de la liberté, de l'amour.
Vendredi 7 janvier
Au milieu des champs de neige, Beyrouth apparaît
comme une tache sombre, un puits de misères. De gros nuages noirs menacent de
crever sur la ville. La Méditerranée a pris la couleur d'une olive.
A l'Hôtel-Dieu il y a du monde. La
directrice de l'école d'infirmières a convoqué toutes les écoles de la zone
ouest. Au milieu de toutes ces jeunes filles libanaises aux grands yeux noirs mystérieusement
ombrés, on aperçoit quelques cornettes. Cette fois encore, la conférence durera
deux heures, suivie d'une avalanche de questions. La classe finie, le silence
retombe, brutalement. Quelques élèves viennent me demander des explications
supplémentaires. Leurs regards vont au fond du mien, leurs lèvres sont épaisses
et bien dessinées; en parlant elles roulent un peu les r. Le groupe de
troisième année me réclamé une seconde conférence.
C'est de cette jeunesse-là que nous avons
besoin pour construire le Liban de demain. Ces jeunes filles sont concernées
par ce problème. Elles ont eu un père, un frère ou un ami .blessé dans cette
guerre. Leur bon sens, la douceur de leur regard, la détermination dans leurs
paroles et dans leurs gestes balaieront sans doute la mégalomanie des
pseudo-médecins et des politicailleurs.
En quittant l'Hôtel-Dieu, je suis abordé
par une dame — d'origine anglaise, je présume — qui insiste pour que je vienne
chez elle. Elle désire, me dit-elle, que j'inspecte le matériel médical qu'elle
a rapporté d'Angleterre. Elle monte dans sa petite Austin. Je la suis
difficilement dans le trafic intense de la journée. On a placé un barrage non
loin de chez elle. Nous sommes à deux pas de l'immeuble de la S.K.S. où a eu
lieu l'attentat de lundi. Au rez-de-chaussée de son immense maison, froide
en raison, de l'absence de vitres (tous les carreaux ont sauté sous la violence
de l'explosion), je subis le flot de ses questions. Ensuite, elle me déballe
ses stocks rapportés d'Angleterre.
« Manifestement, lui dis-je sans détours,
on vous a refilé de vieux stocks. »
Déçue par mon scepticisme,, elle m'agresse
et, soudain, je réalise qu'elle m'a attiré là pour me soutirer un tas de
renseignements, jusqu'à mes rendez-vous avec les différents ministres et responsables
médicaux de la zone ouest. Est-ce une espionne? Une forme nouvelle de Mata-Hari
? Pas du tout. Son dessein à elle est de devenir le sauveur des pauvres
handicapes : une super-dame patronnesse. Elle ignore tout de la rééducation
mais compte sur la situation de son mari,
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