Viens la mort on va danser
le centre sur toutes ces
interrogations. Arrivé au Coral Beach, je rencontre Jean Hoefliger et lui
demande s'il peut me déposer à l'est, au centre de la Croix-Rouge de Jounieh.
Il s'adresse aussitôt à une jeune femme en blue-jean, cachée derrière des
lunettes noires. Elle me dit d'abord quelques mots en arabe, puis elle continue
en français :
« Je vous accompagne », me dit-elle. Tandis
que je boucle mon sac, dans la cour du Coral Beach les voitures de la Croix-Rouge
vont et viennent. Leur grand drapeau blanc flotte lourdement dans l'air chaud
et humide de ce début d'après-midi. La voiture dans laquelle je monte est
criblée de balles au niveau des portières. Deux autres femmes du C.I.C.R. nous
accompagnent. Après quelques mètres nous nous mettons à parler du Liban, puis
du Viêt-Nam, du Bangla Desh. Nous voici en terrain de connaissance.
Rita — c'est le nom de la belle inconnue —
enlève ses lunettes noires et me regarde. Elle me dit quelques mots. Un
instant, le sens même de ma mission s'égare, je me perds dans ses yeux.
III
LA MENACE
Vendredi 14 janvier
Une vague de grippe a secoué le château
Boustany, me laissant seul au pied de son grand escalier de marbre. Je décide
de m'installer au Coral Beach pour plusieurs jours.
A onze heures, à la cafétéria de
l'Hôtel-Dieu, je rencontre le docteur Daoud et un orthopédiste. Mes jeunes
élèves viennent me saluer, un peu rougissantes. Je leur donne un cours puis
nous montons voir Charles, un jeune paraplégique que je connais bien. Il doit
subir des interventions chirurgicales pour ses escarres. Je le fais mettre à
plat ventre. Au préalable, je leur ai montré comment l'on pose un « condom
d'évacuation urinaire ». Il fait une chaleur à crever. Pendant que je donne les
soins, sous le regard attentif des médecins et des infirmières, l'une d'elles
m'éponge le front. Je corrige la position de Charles : il devra rester allongé
sur le ventre pendant de longues semaines. Afin de lui éviter au maximum les
désagréments de cette position, je lui ferai fabriquer des gouttières plâtrées.
Ainsi il pourra se mettre quelques heures debout au pied de son lit, bien
sanglé.
Retour à la cafétéria, point de rencontre
des infirmières et dés médecins. Le rose descend lentement sur Beyrouth.
Ce soir, avant que le soleil ne vienne se
glisser dans la mer, j'arrêterais bien ma course : ce soir, ma solitude de
soigneur de fond me pèse tant ! Je me sens seul au milieu de la mort; je
cherche une main et il n'y a que cette main que je donne aux autres; je cherche
un regard.
Samedi 15 janvier
« Le Grand Inquisiteur avait condamné le
poète à être pendu- Pour que le supplice soit plus grand, il l'avait attaché de
telle sorte que le bout de ses pieds touche le sable. Le poète se mit en
équilibre sur un pied et, de l'autre, dessina des souris..: Les souris
montèrent le long de son corps et rongèrent la corde. » Je lis et relis
Malraux, La Corde et les souris. Je dessine des lettres sur ma feuille. Je forme des mots qui remontent le long
de mon corps et me libèrent de mon angoisse. Je ne sens rien sous mes pieds...
Je téléphone en France. Miracle, ça
fonctionne ! Et là, entre les mots, ceux du quotidien qui me surprennent
toujours — « Le ménage a été fait dans ta chambre... », « Nous avons eu de la
pluie hier à Paris » —, je ressens le poids de ma mission, le poids de tous ces
enfants qui jouèrent à la guerre. Ces hommes à moitié éventrés et paralysés me
sautent au visage comme la grêle qui semble mordre en ce moment la fenêtre du
salon. Je dis que je rentrerai dans deux semaines, mais je n'en éprouve nulle
joie, aucune excitation. Peut-être parce que dans deux semaines mes jeunes malades,
ceux qui sont tombés à Ashrfieh ou à Tall el Zaatar, prendront plus encore
conscience du vide, de l'énorme vide qu'il y a sous eux, en eux. Quand, tard
dans la nuit, je passe près d'un lit, j'entends : « Patrick » et non « docteur
» ou « Hakim », et je deviens leur berger. Je veille sur leurs sanglots.
J'attends le jour avec eux. Bientôt, je partirai mais je ne m'en sens pas le
courage ni le désir. Tout au fond.de moi, l'homme malade, l'homme couché que je
fus me crie de rester.
Le docteur Majzoub, grâce auquel j'avais pu
rencontrer le docteur Barudi, a de nouveau disparu! Je rentre au Coral Beach.
C'est l'heure de la sieste. De temps en temps, un Suisse ou une
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