Viens la mort on va danser
jugeait, tout cela me montrait la futilité et la
fragilité des jugements. Par bonheur, au milieu de la mort, je m'étais
construit une forteresse. Je l'avais construite avec mes cris, mon sang. En
elle habitait ceux qui m'avaient suivi dans la débâcle, dans ma nuit, ceux qui
avaient cru en moi : un Bernard Stasi, un Michel Jaouen et bien d'autres.
Aujourd'hui que j'étais connu des individus
sans âme cherchaient parfois à s'introduire dans la forteresse, appâtés par un
éventuel gâteau. Ils profitaient de moi, honteusement. Des gens de la « Société
» m'invitaient à leur table. Je m'y rendais, pensant que nous aurions un tas de
problèmes à débattre, à discuter. En fait, ces gens voulaient me faire jouer le
fou du Moyen Age ou le gentil bossu qui porte chance. Je n'étais là que pour
les divertir entre chaque plat, en tant qu'entremets, interlude. Je me sentais
trompé et j'en souffrais. Moi qui avais connu la douleur et la violence,
j'étais pris de dégoût devant tant de médiocrité et d'hypocrisie.
Fort heureusement, la forteresse fut
bientôt désertée; les rats n'avaient rien trouvé à rogner ni à chaparder. A
nouveau seul, je pus savourer l'amitié : celle des anciens amis, celle des nouveaux.
Parmi ceux-ci, il y avait par exemple François Chalais. Lui qui avait été
grand reporter, qui avait vécu en Asie et voyagé au Viêt-Nam ravivait mes
amours d'Orient, ma vie d'aventurier sans titre ni renom. Dans ses yeux je
retrouvais ma ville oubliée, dans la voix de sa compagne Meï Chen les accents
de là-bas. En trois coups de plume François fait le portrait d'un politicien,
d'un acteur. En deux phrases un peu nasillardes il assomme les prétentieux, les
médiocres et les pilleurs de manuscrits. Je l'écoutais et le regardais,
fasciné. Moi, je n'ai pas un tel talent.
Au moment même où je réclamais à nouveau
l'aventure, Michel Jaouen se trouva là. Il m'annonça qu'il était invité au «
Congrès de l'enfance exceptionnelle » (nouveau nom donné à l'enfance inadaptée)
et qu'il partait pour Montréal. Evidemment, il m'emmenait avec lui ! Heureux
comme un pèlerin rencontrant un frère sur sa route, je bouclai aussitôt mon
sac; un sac délavé comme une yourte [8] , fané par tous les soleils du
monde... Et nous éprîmes l'avion. Michel n'emportait «que le strict nécessaire
: il avait fourré dans son caban bleu marine un rasoir et, pour le cas où
l'avion aurait des difficultés et qu'il fallût mettre la main à la mécanique,
une clef à molette.
Nous nous attendions à trouver l'hiver en
débarquant, aussi fûmes-nous presque déçus du petit soleil d'automne qui
éclairait douillettement la ville. L'hôtel Reine-Elizabeth où se tenait le
Congrès nous hébergea. J'y retrouvai quelques amis, ceux qui m'avaient
accueilli et aidé lors des Jeux olympiques. Les sœurs Sauvage étaient là, elles
aussi, avec leur accent, ce goût de « bleuet [9] » qu'elles donnent à la langue française. Et le Congrès commença. Près de cinq
mille participants. Une introduction magistrale. Une conférence sur l'homme,
illustrée de diapositives géantes. Les images de tout ce qui fait notre univers
visuel mêlées à des pensées de Teilhard de Chardin, aux courants de la pensée
chinoise, juive, chrétienne, etc. Pendant deux heures nous volâmes de la
préhistoire à la conquête de l'espace, des fleurs des champs aux barbelés des
camps de concentration. Dans le tourbillon de ce kaléidoscope, l'homme et la
femme s'entrecroisaient sous le nez de la mort. Michel et moi, assis au premier
rang, étions subjugués par le présentateur et le poids des images. Par moments,
notre cerveau semblait prendre des vitesses cosmiques, puis restait en suspens
tel un morceau de cristal.
Nous fûmes invités dans ' quelques débats.
Michel — suite a la parution du livre Le Bel- Espoir [10] , retraçant l'aventure d'une croisière avec de jeunes drogués — était venu parler
de son expérience. Quand tout de go il déclara ne pas avoir lu le bouquin,
l'assistance éclata de rire. Les amarres étaient rompues, Michel pouvait enfourcher
ses chevaux de prédilection : « Nous sommes tous plus ou moins des drogués...
Cessez de parler de la drogue et elle disparaît... La marijuana en vente
libre?... Il n'y a pas de psychiatres heureux... » Les mots de. Michel
roulaient comme les vagues. On aurait dit que recommençait la croisière de
l'Atlantique. Des mots qui filaient la bonne direction, le bon
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