Viens la mort on va danser
vivant sur les routes, fréquentant
les lieux publics, aimant le rugby et la musique, je ne pouvais rester sans
rien faire devant ces temples du plaisir protégés par leurs innombrables
escaliers.
A Montréal, le Congrès de l'enfance exceptionnelle
se terminait. Michel et moi allâmes traîner dans le complexe Desjardin ou place
Sainte-Catherine. Comme des enfants nous guettions le ciel, mais la neige
tardait à venir. Nous fûmes invités par des amis québécois et nous repartîmes.
Michel alla attraper la marée et faire valser les quatre- vingt-dix-neuf pieds
du Rara Avis. Quant à moi, la neige ne venant pas, je décidai d'aller la chercher.
Je prends contact avec les responsables de
la Société de la baie James qui s'occupe des plus importants chantiers
hydroélectriques du Québec, puis je reboucle mon sac et je m'envole vers le
.Grand Nord : Chibougamo, La Grande, bases principales de la baie James sur la
rivière Caniapiscau. Après une heure de vol, le temps vire au gris. Sous les
ailes s'étale un tapis blanc informé, moucheté de lacs brillants. L'avion fait
voltiger la neige, encore peu abondante en ce mois de novembre, et se pose.
Dans la petite salle d'attente de
l'aéroport, je patiente. Une longue file d'hommes en parkas ornés de fourrure,
mal rasés, le regard un peu vide, font comme moi. Après deux mois de travail
abrutissant sur les barrages (quatre-vingts heures par semaine!), ils regagnent
Montréal. A leurs visages, on peut composer la carte du monde. Vingt-huit pays
sont rassemblés, vingt-huit communautés, plus de douze mille travailleurs qui
mordent dans le froid du Grand Nord pour amasser quelques dollars de plus.
Mon guide arrive enfin. Nous nous promenons
tous deux dans les chantiers, puis la nuit tombe brusquement après un très beau
coucher de soleil sur la terre gelée. Nous allons de baraquement en baraquement.
Dans l'un d'eux, on y a installé un cinéma. Celui-ci passe tous les soirs du «
porno »; aussi est-il plein à craquer. Dans la taverne, qui ferme de bonne
heure, une forêt de pintes de bière, que l'on sale pour faire baisser la
mousse, rassemble les solitudes. Je referme la porte du baraquement et vais me
coucher. J'ai l'impression moi aussi de ne plus avoir de visage.
Le lendemain, nous visitons les chantiers.
Des camions de cent dix tonnes, véritables monstres aveugles, passent à toute
vitesse. Il faut prendre garde de ne pas se mettre en travers. Nous pénétrons
dans un gouffre : la chambre de réception des eaux, le cœur du barrage. On se
croirait dans une cathédrale. Des milliers de fourmis casquées pataugent en
rêvant de l'Eldorado dans une boue mêlée de ciment. Puis nous ressortons; le
froid me prend, l'hiver est pourtant encore timide. Demain, m'annonce mon
guide", il fera — 40°. Chaque déplacement à l'extérieur devra être minutieusement
préparé.
Devant les maisons, des chiens de traîneau dorment,
rêvant de bourrasques de neige; dans leurs yeux bleus passe un voile de
tristesse. Cette tristesse est encore plus pesante dans l'un des immenses
réfectoires. Là, on mange par grappes, ou seul, le nez dans la soupe, arrachant
de gros morceaux dé pain et buvant du lait qui laisse des voiles de mariée dans
les plis de la bouche. Certains n'ont plus d'âge et ne rêvent plus, d'autres
feuillettent en mangeant le catalogue d'achat que la Société de la baie James
leur fournit. L'homme qui est près de moi fait ses comptes; il semble avoir la
quarantaine, il est édenté, mal rasé. En travaillant quatre-vingt-dix heures
cette semaine, il pourra s'acheter les articles marqués d'une croix ! Cela me
rappelle le Viêt-Nam, quand les G.I.'s recevaient le catalogue des derniers
modèles de General Motors ou de Ford. « Encore un combat, encore une
distinction et je pourrai m'acheter la bagnole », disaient-ils. Ron, en
poussant sur les roues de son fauteuil, se souvient-il de ce temps-là ?
Il n'y a pas que des desesperados ici. Je retrouve un ami photographe avec
qui j'ai travaillé pendant les Jeux. Il a signé pour deux ans. Ensuite, avec
l'argent, il espère s'acheter le bateau de ses rêves,, voguer vers les îles de
l'Espoir. J'ai tant rencontré de ces aventuriers au regard d'enfant, quelque
part dans le noir de la société, que j'en arrive parfois à maudire ces îles
indolentes et sucrées de pousser tant de gens dans le creuset infernal. Il
n'est peut-être pas besoin de bateau, de radeau, ni d'oiseaux pour aller
s'asseoir
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