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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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mouches. Échec à la reine…
    – Gorbounov a une balle dans l’aine, fit Ryjik.
    – C’est un feignant, répliqua le noiraud sans s’émouvoir.
Je l’ai vu faire l’enregistrement des machines à écrire. Y n’comprenait pas la
différence entre l’enregistrement et la réquisition. Y raflait tout, jusqu’aux
appareils photographiques. J’lui ai dit : « T’es un imbécile, on n’f’ra
jamais d’toi un citoyen conscient… » Y n’sait qu’pérorer : « La
révolution mondiale… »
    Ryjik avait chaud maintenant et de troubles arrière-pensées
se mouvaient sous son front, dans ces recoins obscurs où nous reléguons
inlassablement, impitoyablement, une étrange multitude de désirs, de rêves, de
divinations, de violences, de joies étranglées, de brutalités matées. Il dit
sèchement à ces hommes :
    – Toi, tu seras de garde de deux à cinq heures à la
prison ; toi, à l’entrée, et sortit.
    La nuit glaciale rafraîchit son visage sans qu’il se trouvât
mieux. Les gens veillaient selon l’ordonnance de l’Exécutif, dans les
encoignures noires des portes. Le ciel s’était couvert, la neige ne brillait
plus : on marchait dans des cendres opaques et douces qui étouffaient le
bruit.
    Vers trois heures, à l’instant où la nuit semble
définitive tant elle est vaste, calme et profonde, le téléphone s’étant enfin
tu, Xénia, seule dans la grande salle parquetée de la permanence, écrivit
quelques lignes sur le revers d’un laissez-passer :
    La Révolution : le feu.
    Brûler le vieil homme. Brûler soi-même.
    Rénovation de l’homme par le feu.
    Elle avait pris à deux mains sa tête de vingt ans et
demeurait pensive devant ces lignes. Rénover l’homme à fond par le fer rouge. Labourer
la vieille terre, abattre le vieil édifice. Refaire la vie à neuf. Et sans
doute, soi-même, périr. Je périrai : l’homme vivra. Je périrai : froid.
Sourde angoisse quand même. Est-ce aussi la résistance du vieil homme ? Victoire,
sourire dans le vide : eh bien ! oui, je périrai, je suis prête.
« Prête. » Elle le dit à haute voix. Le mot lui revint du silence et
de la nuit sans bornes avec un long retentissement intérieur. Elle ne sentait
pas qu’il y avait quelqu’un derrière elle.
    Ryjik approchait doucement, d’un pas si léger que ses bottes
de feutre ne faisaient point crier le parquet, un peu penché en avant, les
tempes chaudes, les orbites creuses, portant en lui une grande décision
élémentaire. Il mit pesamment la main sur l’épaule de la jeune femme. La
tiédeur de cette épaule passa instantanément dans tous ses nerfs. Pour gagner
quelques secondes, l’infini de quelques secondes, il demanda :
    – Tu écris, Xénia ?
    – Ah, c’est toi !
    Sans surprise, sans même se retourner entièrement vers lui, elle
désigna d’un mouvement de tête les lignes qu’elle venait de tracer.
    – Lis, Ryjik. Et dis-moi si c’est juste ?
    Brûler le vieil homme. Brûler…
    Ryjik se redressa ; tout à fait maîtrisé.
    – Juste, juste ? Je ne sais pas. Je n’aime pas les
formules romantiques. Des phrases. Tout est beaucoup plus simple : impérialisme,
guerre des classes, dictature, conscience prolétarienne… À demain.
    Il pivota sur ses talons, tout d’une pièce. Le cordon de
cuir du revolver Nagan battait sa hanche. Il traversa d’un pas décidé de
somnambule des corridors noirs, se jeta sur son divan dans l’obscurité et la
fatigue l’assomma.
    … Cette nuit-là, il n’arriva dans la ville que sept wagons
de vivres, dont un dévalisé. Il y eut quarante arrestations de suspects. On
fusilla deux hommes dans une cave.

Chapitre deuxième.
    Les jours se levaient lentement, tard, aux heures où dans d’autres
villes du monde, dont on connaissait abstraitement l’existence, le pouls de la
vie bat déjà avec ardeur. Londres, Paris, Berlin, Vienne. Existaient-ils
vraiment, London Bridge et son fleuve humain croisant la Tamise sillonnée dans
la brume de remorqueurs noirs aux longs sifflements enroués ? Se
pouvait-il qu’il y eût des foules comme naguère dans Piccadilly, des foules au
carrefour du faubourg Montmartre, des fourmilières poursuivant leur
incompréhensible labeur autour de la porte Saint-Denis, sur l’Alexanderplatz, depuis
longtemps lavée du sang des spartakistes, dans la grande ombre gothique de
Saint-Stéphane et le désespoir de l’Autriche ! Fantômes de capitales
appartenant au passé et aussi à

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