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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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parfois
au début des séances du Comité du rayon, quand le rapporteur était prolixe. Il
dormait alors renversé sur sa chaise, la bouche ouverte, la lèvre supérieure
rousse ; et ses mains détendues, posées sur les genoux, exprimaient dans
leur brusque ankylose une lassitude énorme. Longtemps le téléphone, cette
bizarre petite voix que devait capter l’oreille, cette voix qui faisait penser
à un insecte creusant la terre, lui avait causé un malaise nerveux. Maintenant,
il dictait et recevait des ordres à l’appareil ; et ses doigts traçaient d’une
grosse écriture écolière, sur les revers de boîtes de cigarettes, les textes de
téléphonogrammes : « … à transmettre aux Comités des Trois : terminer
dans les vingt-quatre heures la réquisition des vêtements chauds. » « Faire
prendre un tonneau de harengs au magasin 12, diminuer les rations des hommes… »
« Arrêter les dix premiers otages de la liste communiquée par le Comité
des Cinq… »
    Il écoutait, l’œil vague, abruti par la fatigue du jour, devant
des miettes de pain noir répandues sur la console. « Allo, Gorbounov !
Appelez Gorbounov. La rafle est-elle finie ? » L’insecte difforme
grattait la terre au fond de son trou, quelque part très loin ; une voix
inconnue répondit brutalement : « Gorbounov a une balle dans l’aine, fichez-moi
la paix. » Et la communication fut coupée. Ryjik jura ; la sonnerie
retentissait de nouveau avec une insistance joyeuse : « Allô, c’est
toi, Ryjik ? Le théâtre Sabourov offre vingt places pour la Petite
Chocolatière… » La porte avait crié derrière lui, il perçut une
présence bienfaisante mais légèrement irritante :
    – Xénia ?
    – C’est moi. Va te coucher, Ryjik.
    Xénia portait la vareuse couleur d’herbe des soldats et des
lorgnons en métal blanc ; l’étui du pistolet automatique à la ceinture. Elle
apportait un livre. Ryjik, dans sa grande fatigue, songea à deux globes de
chair doux et tendus, à une bouche chaude. Xénia le regardait posément :
    – Demain à six heures, séance du rayon.
    Il rougit.
    – Ça va, bonsoir.
    Il descendit l’escalier de marbre. Une sorte de colère
couvait en lui, sans raison, contre cette jeune femme si simple et nette près
de lui qu’elle écartait par sa seule présence l’idée même qu’ils pussent être
jamais, ne serait-ce que pendant un instant, face à face comme un homme et une
femme, désarmés l’un par l’autre et livrés l’un à l’autre.
    Dans la bibliothèque déserte, près du grand poêle en faïence
hollandaise, deux soldats jouaient aux échecs à la lueur d’une bougie. L’échiquier
était de mosaïque en pierres rares incrustées dans un élégant petit guéridon ;
les pièces en ivoire, d’un dessin chinois, minutieux, fantasque et précis. Ryjik,
adossé au poêle pour que la chaleur entrât bien en lui, ferma les yeux. Quel
boulot ! Et si je suis fatigué d’être fort, à la fin ? Si ?… Dans
ces instants d’extrême lassitude, il se répétait trois mots sans réplique.
« Il le faut. » L’accumulateur se rechargeait magiquement lui-même. La
fatigue n’était plus que celle d’une journée : le sommeil la dissiperait. La
nuit régnait magnifiquement silencieuse, sur les neiges, la place, la ville, la
révolution.
    – T’es vanné, Ryjik ? fit l’un des joueurs en
poussant un pion. (C’était un petit homme noir aux cheveux trop longs, négligés,
où brillaient des brindilles de paille.) Moi aussi. Le lait était à vingt
roubles aujourd’hui au marché. Le sucre à quarante. Je reviens de Gdov. C’est
joli, la campagne ! À Matveevka, figure-toi, un commissaire avait passé, réquisitionnant
les vaches et les montres. Les croquants ont failli m’écharper. Les
détachements de ravitaillement maraudent, se sauvent ou se font massacrer. J’ai
pourtant rencontré de braves types à cran, de la fabrique des câbles… Ils
dormaient à la gare, par prudence. Ils avaient raison.
    L’autre joueur toussa dans un mouchoir sale et dit sans
lever la tête qu’il avait petite, anguleuse et dure :
    – Moi, j’suis bon. Ma femme avait fait soixante verstes
en chemin de fer et dix-huit à pied pour aller chercher au village vingt kilos
de farine. On les lui a saisis à l’arrivée. Elle a la fièvre, à c’t’heure. C’est
p’t’être bien le typhus. J’peux pas donner l’gosse à la maison des enfants, ils
y crèvent comme des

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