Ville conquise
quelque autre monde cosmique, que l’on n’entrevoyait
plus qu’au travers des prismes nouveaux de cette ville-ci : émeutes
attendues, dénouement toujours en suspens, dépêches de l’agence télégraphique
Rosta brutales ainsi que des coups de gueule annonçant des crises sans remède, des
naufrages de vieux pays, des bouleversements exaltants… Les placards bariolés
dénonçaient la coalition : Lloyd-George et Clemenceau, ventrus, coiffés de
hauts-de-forme, braquaient eux-mêmes sur la révolution les canons accouplés des dreadnoughts. La nuit, peu à peu absorbée par les pierres, les demeures,
les grandes cours abandonnées, les caves, laissait après elle sur la neige d’insaisissables
traînées d’ombre ; et sur les murs les feuilles grises des journaux qui
annonçaient :
l’interdiction d’entrer dans la ville ou d’en sortir sans
autorisation spéciale ;
la distribution prochaine de bons de tissus, à raison de
un pour huit personnes ;
la réquisition supplémentaire de matelas pour l’Armée
rouge ;
la nationalisation des établissements de bains (d’ailleurs
fermés, faute de combustible) ;
la nationalisation du commerce des journaux ;
l’exécution de deux capitalistes, membres du conseil d’administration
de la Société anonyme russo-britannique, agents avérés de l’impérialisme ;
la mobilisation des communistes lettons,
et que
nul
n’échappera à l’inévitable
« … verdict de l’histoire, verdict des masses… les
troubles de Milan… Aujourd’hui l’Italie, demain la France, après-demain l’univers… » (la bise faisait battre sur le mur une flamme blanchâtre de papier décollé). Signé : Kouchine.
« Danses, leçons de quatre à huit. Danses modernes, de
caractère et de salon, valse en quelques jours, prix modérés. Tél. 22-76. M me Élise,
diplômée. »
La rue était droite, toute blanche ; les façades
plaquées de taches d’humidité éternisaient la nuit dans les carreaux noirs des
fenêtres. On continuait à veiller aux portes. C’était surtout des femmes, leurs
mains rentrées dans les manches de vieux vêtements, les visages ratatinés
entourés de lainages. Il y en avait qui se détachaient des pierres et s’en
allaient lentement dans la neige, comme de petites vieilles peintes par
Breughel l’Ancien, le pas alourdi par les caoutchoucs, vers le magasin communal
n° 12. Elles se rassemblaient là ainsi que des cloportes dans un trou.
Vers dix heures, la rue s’animait faiblement. Des gens se
précipitaient tout à coup à des tâches impérieuses, nécessaires, urgentes, fatales.
Ils allaient vite, pareils dans leur diversité, uniformes et cuir noir, hommes
et femmes identiques, jeunes ou sans âge, portant sous le bras des serviettes
bourrées : dossiers, arrêts, procès-verbaux, thèses, ordres, mandats, projets
absurdes, projets grandioses, paperasserie insensée et quintessences de volonté,
d’intelligence et de passion, premières ébauches précieuses de ce qui sera, tout
cela en petits caractères Underwood ou Remington, tout cela pour la tâche et l’univers,
plus deux galettes de pommes de terre et un rectangle de pain noir pour l’homme
chargé de ces fardeaux. À cette heure aussi rentraient frileux et nerveux, avec
des faces jaunies bizarrement ridées, mais sentant se mêler à leur fatigue un
suprême afflux d’énergie, ceux qui avaient accompli les besognes de la nuit.
À cette heure rentrait Xénia. Elle trouvait dans une
chambre pleine d’âcre fumée une vieille femme agenouillée sur le parquet
couvert de débris d’écorces, de cendres et de bois. Un poêle rectangulaire en
brique nues fraîchement façonnées, tenant tout le milieu de la pièce, affirmait
l’intrusion d’une pauvreté primitive dans cet intérieur dévasté. Des
couvertures défaites traînaient sur le canapé. La vieille femme, se redressant
à demi, se tourna vers la grande enfant blonde au corps droit et frais qui
venait de la nuit, du Comité, de l’inconnu, avec des mots révoltants sur ses
lèvres et des théories criminelles sous ce front bombé auquel allait si bien
naguère le double ornement des tresses nouées, couleur de lin.
– Eh bien ! oui, eh bien ! oui, regarde ta
mère, regarde-la, agenouillée dans la cendre et la crasse, les mains noires, pleurant
sous les piqûres de la fumée. La cheminée ne tire pas, comprends-tu ? Et
ce n’est pas toi qui sauras l’arranger avec toutes tes phrases
Weitere Kostenlose Bücher