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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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trembler sa voix :
    – … Au sac de Razoumovskoé, des moujiks emportaient dans
leurs carrioles des vases de Chine, commodes pour saler les concombres… J’ai vu
des Mordvines se partager un lustre, pendant à pendant. J’ai vu des soldats
ivres casser pour le plaisir une vaisselle en porcelaine de Gardner… Tu ne sais
même pas ce que c’est que Gardner !
    – Nous briserons toutes les porcelaines du monde pour
transformer la vie. Vous aimez trop les choses et pas assez les hommes…
    Alors il se retournait, si large d’encolure, si sûr de
lui-même, que sa force entamait presque l’autre certitude :
    – Les hommes ? Mais regardez-donc ce que vous en
faites… (« Il faut brûler. Brûler. Voilà ce qu’il ne peut pas comprendre. »)
    – Vous aimez trop les hommes, les hommes comme les
choses, et pas assez l’homme.
    L’an passé, avant que le socialiste autrichien n’eût déçu
deux révolutions, l’ancienne rue des Chevaliers-Gardes s’était appelée un
moment rue Frédéric-Adler. Rares étaient ceux qui connaissaient son nom actuel,
rue des Barricades, écrasé sous un siècle d’habitude par l’ancien. Le 12 était
une haute maison banale, lépreuse dans ses cours, accablée du gris désespérant
des vieux immeubles de rapport. Depuis soixante ans, les existences
méticuleuses y poursuivaient leur indiscernable chemin. On y fêtait les saints.
On y mangeait bien. On y dormait chaudement sous des édredons de plume. L’argent
y affluait doucement des campagnes, des manufactures, des bureaux ignorés, par
de minces ruisseaux souterrains comme les égouts. Une plaque en émail bleu, vissée
au-dessus de la porte cochère, portait : Propriété de la Société
immobilière d’Assurances. Par ordre du Soviet du II e rayon, un
marin du Vautour était venu un soir de décembre fixer plus bas, sur la
porte, avec quatre punaises, un papier écrit à la main, portant le sceau du Comité
des pauvres. « … est déclarée propriété de la nation… » Des hommes d’affaires
tristes, en pardessus démodés, que l’on voyait rôder autour des consulats, munis
de titres de propriétés aussi périmés que les parchemins seigneuriaux du XVI e siècle, revendaient tous les quinze jours cette maison dans les restaurants d’Helsingfors ;
on la payait encore un assez bon prix, mais en roubles du tsar qui n’avaient
plus cours nulle part ailleurs que parmi les contrebandiers et les traîtres.
    Au rez-de-chaussée, les glaces biseautées d’un magasin, maintenant
couvertes de gel et de poussière, dérobaient des miroirs ternis. Céline, modes
parisiennes. Ces mots en ronde dorée se terminaient par un beau paraphe
évasé au bas. Des rideaux pisseux étaient tendus au-dessus des supports
nickelés faits pour bien offrir aux regards les derniers modèles de chapeaux
importés de la rue de la Paix. Une famille juive gîtait là. On pouvait parfois
voir, l’angle du rideau soulevé, une gracieuse sauvageonne noire de huit ans
bercer quelque étonnante poupée de chiffons au visage admirablement peint. Un
vieux sortait de là le matin, dont on ne distinguait que le grand profil
tombant, les joues flasques, les yeux larmoyants sous la casquette de chasse. Il
allait vendre Dieu sait quoi sur un marché.
    L’autre vitrine, naguère d’un bottier, était celle d’une
épicerie désolée : saccharine en petits tubes, thés de fleurs emballés à
peu près comme les vrais thés de Kouznetzov naguère, café de graines
innommables. Quelques pommes de terre bourgeonnantes mises sur une assiette de
porcelaine tiraient l’œil ainsi que des primeurs rares. Quel commerce fantôme s’abritait
derrière ces ombres de marchandises ? Le marin du Vautour parlait
au Comité des pauvres de retourner à grands coups de pied toute cette boutique
sûrement pleine de sucre et de farine volés. Alors, le secrétaire du Comité, un
petit homme affairé, fort en gueule, boiteux, qui se disait blessé dans les
Carpathes mais mentait certainement, le calmait sans en avoir l’air en assurant
qu’il surveillait « cette boîte vraiment suspecte »…
    On pouvait voir quelquefois un très vieil homme en
houppelande grise balayer le matin la neige dans la cour : et quand
passait, roide, d’un pas saccadé, sa serviette noire sous le bras, un autre
vieillard coiffé d’un bonnet d’astrakan, les deux vieux échangeaient un long
regard courroucé. Le conseiller secret ne pardonnait pas au

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