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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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loin encore, du Groenland peut-être, peut-être du Pôle, par l’océan Arctique, la
Norvège, la mer Blanche, poussaient leurs rafales sur l’estuaire morne de la
Néva. Le froid mordait tout à coup le granit, les lourdes brumes grises venues
du sud par la Baltique s’évanouissaient et les pierres, la terre, les arbres
dénudés se couvraient instantanément de cristaux de givre dont chacun était une
merveille à peine visible, faite de nombres, de lignes de force et de blancheur.
La nuit changeait de face, dépouillant ses voiles d’irréalité : l’étoile
polaire apparaissait, les pointes scintillantes des constellations découvraient
l’immensité du monde. Le lendemain, les cavaliers de bronze, sur leurs socles
de pierre, couverts d’une poussière d’argent, semblaient sortis d’une étrange
fête ; les hautes colonnes de granit de la cathédrale Saint-Isaac, son
fronton peuplé de saints, et jusqu’à sa massive coupole dorée, tout était
couvert de givre. Les façades et les quais de granit rouge prenaient sous ce
revêtement magnifique des teintes de cendre rose et blanche. Les jardins, avec
les filigranes blancs de leurs branchages, paraissaient enchantés. Cette
fantasmagorie ravissait les yeux des gens sortis de leurs demeures étouffantes,
ainsi qu’il y a des millénaires, des hommes vêtus de fourrures sortaient
peureusement l’hiver des chaudes cavernes pleines d’une puanteur animale.
    Pas une lumière dans des quartiers entiers. Des ténèbres
préhistoriques.
    Les drapeaux rouges noircissaient aux portes de vieux palais…
Ryjik ne savait pas le compte des heures. Sa journée n’avait ni commencement ni
fin. Il dormait quand il pouvait, de jour, de nuit, au début des séances, au
Comité du rayon quand le rapporteur était prolixe. Vers minuit, comme il s’en
inquiétait, une voix chuintante lui communiqua dans le cornet acoustique du
téléphone les résultats de la perquisition Aronsohn.
    – Allô, Ryjik ? C’est toi, Ryjik ? Perquisition
finie, emporté trois liasses de lettres et documents, saisi douze livres de
beurre, trente kilos de farine, deux douzaines de savonnettes… attends un peu, quoi
encore, oui des photos, et des conserves, dix-huit boîtes… Non, pas d’arrestations,
ces coquins ont filé, ils ont tiré… Xénia ? Xénia a deux balles dans le
ventre…
    Ces deux derniers mots ne prirent toute leur signification
dans son esprit qu’avec une certaine lenteur ; ils éclatèrent et s’éteignirent ;
ils se rallumèrent sur le fond de la conscience comme les petites lampes
bleuâtres qui dans les salles de machines annoncent parfois que la tension des
forces devient trop haute : DANGER ; puis, il y eut l’image
charnelle d’un ventre blessé. Ryjik descendit à la bibliothèque, les mâchoires soudées,
le regard flou.
    Deux soldats devisaient à la lueur d’une veilleuse près du
grand poêle en faïence hollandaise. Ryjik, adossé au poêle pour que la chaleur
entrât en lui, ferma les yeux. La nuit régnait, magnifiquement silencieuse, sur
les neiges, la glace, la ville.
    – T’as une sale tête, Ryjik, fit l’un des hommes. Moi, je
suis fourbu, la farine était à cent roubles aujourd’hui.
    Dans le silence qui suivit, Ryjik entendit retentir des
sonneries… des sonneries… des sonneries… des sonneries tintantes, lointaines, grinçantes,
trépidantes, exaspérantes, bienfaisantes… Il fallait dire que Xénia… mais il ne
voulait pas le dire, il ne voulait pas le penser, et il prêtait l’oreille aux
sonneries… aux sonneries…
    – Nous sommes jolis avec ces prix, reprit la voix
épaisse qui avait déjà parlé. Ecoute un peu, Ryjik, ce qu’il raconte, l’autre.
    Ils écoutèrent sans se voir, car leurs regards se fixaient
involontairement sur la flamme de la veilleuse : petite mèche flottant sur
l’huile dans un trèfle de fer-blanc… L’autre, un étranger, parlait une langue
mutilée d’ancien prisonnier de guerre ; et il disait aussi des choses
mutilées, d’un autre âge, d’un autre monde. L’Europe, camarade. Les usines
mortes de Vienne, les faubourgs bondés d’enfants rachitiques, les grands blessés
décorés offrant des allumettes au seuil des boîtes de nuit de la Kaertnerstrasse.
Et l’exécution du Bossu, pas à Vienne, non, à Budapest, entre les fêtes
de la Noël et du réveillon, une fête aussi brillante, pour laquelle on s’arrachait
les invitations… Ah ! Le Bossu fut épatant !

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