Ville conquise
d’usines ; et quand l’une se mettait par hasard à fumer, les
femmes emmitouflées de haillons, attroupées au seuil d’un magasin communal, regardaient
avec une morne curiosité monter cette fumée bizarre.
– Y réparent des canons. Y touchent la ration
extraordinaire…
– Combien ?
– Combien ? quatre cents grammes de pain par jour,
oui, mais ce n’est pas pour nous, n’y en a que pour eux. Ceux de c’t’usine sont
connus, les salauds…
Des drapeaux rouges noircis pendaient aux portes de vieux
palais sang-de-bœuf, bâtis par le maître Bartolomeo Rastrelli, épris des
élégances italiennes du XVIII e siècle aux architectures gracieuses
enrubannées comme des bergères. Hôtels de favoris d’impératrices, de
conquérants de la Tauride et du Caucase, de grands seigneurs possesseurs de
milliers d’âmes, ignorants, intrigants et voleurs, que la Chancellerie secrète
mettait un jour à la torture avant de les déporter dans les forêts de l’Est. Quand
les guides de la direction de l’Enseignement politique disaient aux simples
gens venus à la capitale pour assister à des congrès gouvernementaux que c’était
là les œuvres de l’architecte Rastrelli, ces visiteurs entendaient tout
naturellement « les œuvres d’un fusillé », car fusillé se dit en
russe rastrellanny. Plus austères, les hôtels et les palais des temps
napoléoniens, nobles frontons réguliers posés sur de puissantes colonnades, avaient
des mêmes chiffons rouges aux portes. Les époques de l’Empire marquaient ainsi
les rues de constructions imposantes qui pouvaient faire songer la nuit aux
tombes des pharaons d’une dynastie thébaine. Mais les cendres de cette
dynastie-ci étaient fraîches dans une tourbière de l’Oural ; et ces
tombes-ci, celles d’un régime, au vrai, portaient des écriteaux : P.C.R.
(b), Comité du II e rayon – R.S.F.S.R., Commissariat du peuple
à l’instruction publique, direction des Services d’éducation de l’enfance
arriérée – R.S.F.S.R., École des commandants rouges de l’Armée ouvrière et
paysanne. Dans ces palais morts parce qu’ils étaient conquis, découronnés
parce qu’ils n’étaient plus des palais, on travaillait. Les mitrailleuses
accroupies dans les vestibules, souvent à l’ombre des grands ours empaillés qui
tendaient autrefois le plateau aux cartes de visite, semblaient des bêtes d’acier,
muettes mais prêtes à mordre. Les machines à écrire répandaient leur
crépitement grêle dans les pièces aménagées pour des conforts princiers ; un
fruste conquérant, le camarade Ryjik, dormait sans se débotter dans un cabinet
Louis XV sur le divan même où, dix-huit mois auparavant, un vieil épicurien de
la race auguste des Rurik se plaisait à contempler, plein d’un désespoir
émerveillé, des jeunes femmes nues. Maintenant cet épicurien était allongé
quelque part, nul ne savait où, au polygone d’artillerie, nu, la barbe hérissée,
les deux tempes trouées, sous un demi-mètre de terre battue, un mètre de neige
et la pesanteur sans nom de l’éternité.
À l’étage, des bureaux classaient des dossiers dans des
boudoirs partagés par des cloisons en bois blanc ; des rangs de matelas
disparates, produits de réquisition, posés sur le parquet, transformaient en
dortoirs de vastes salles de fêtes blanc et or. D’énormes lustres de cristaux
tintaient encore faiblement au passage des camions ; des captifs sans
orgueil qui, peut-être, gravissaient autrefois d’un pas digne, sous le regard
impassible de laquais en livrée isabelle, les escaliers de marbre de cet hôtel
même, attendaient dans la cave leur transfert à la Commission extraordinaire. De
temps à autre, le factionnaire nonchalant accoudé à une petite table crasseuse,
à l’entrée de l’escalier des caves, se levait, jetait à regret sur son épaule
la bretelle du fusil qu’il portait suspendu le canon vers le sol, et allait
décrocher le cadenas de cette prison.
– Allons, disait-il sans méchanceté, les financiers aux
chiottes, par trois !
Il poussait familièrement devant lui des formes épaisses qui
se bousculaient dans l’étroit escalier, puis hésitaient un moment dans la cour,
à la vue de la neige scintillante… Des ronflements venaient du corps de garde
installé dans les anciennes cuisines.
Ryjik ne savait plus le compte des heures. Sa journée n’avait
ni commencement ni fin. Il dormait quand il pouvait, le jour, la nuit,
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