Ville conquise
véritable
conseiller d’État d’avoir pris du service chez « ces bandits » dans
un bureau à coup sûr dirigé par une brute illettrée.
Ils se rencontraient aussi au magasin communal où ils
allaient tous les deux chercher leur ration de pain.
Le conseiller secret classé dans la 4 e catégorie
(non-travailleurs) enveloppait lentement dans un linge pareil à un mouchoir
sale ses cinquante grammes de pâte noire ; il attendait que l’autre, cette
canaille affectée à la 3 e catégorie (travailleurs intellectuels) eût
touché sa ration, le double, pour bien lui faire voir à ce moment, d’une moue
des lèvres qu’il croyait pleine d’ironie, quel mépris lui inspirait ce prix d’une
trahison ; mais le mauvais sourire édenté, railleur d’intention, du
conseiller secret ne modifiait guère la grimace lamentable d’un visage aux
boursouflures affaissées ; et le regard que le conseiller secret laissait
tomber sur la ration du véritable conseiller d’État se révélait chargé non de
sévérité mais d’une morne convoitise animale.
Ponctuel, à neuf heures, le véritable conseiller d’État se
rendait au service – ah ! quel personnel ! – de l’édilité du rayon. Il
n’y trouvait que la vieille qui balayait les salles. Les employés arrivaient en
retard et le chef plus tard que quiconque. Les journaux parcourus avec de profonds
soupirs, le véritable conseiller d’État ouvrait ses dossiers : Propriétés
municipales. Habitations à démolir (bois de chauffage)… Vers midi, le chef,
un courtaud à face heurtée de paysan blond, se faisait apporter du thé de
rognures de carottes et donnait les signatures. Comme il déchiffrait à
grand-peine, tout de travers, l’écriture manuscrite, il fallait lui lire à haute
voix des propositions écrites à l’encre rouge en marge des rapports
dactylographiés. Rarement, il disait non, sans doute quand on l’avait payé pour
cela. Presque toujours, il signait d’un air mécontent.
– Maison en bon état, exposait doucement le véritable
conseiller d’État, debout, plein de déférence à côté du fauteuil directorial. Logements
pour douze personnes. À abattre en vertu de l’arrêté.
– Je fais mon devoir, disait-il parfois le soir à son
voisin André Vassiliévitch. Je sers le pays. Un gouvernement, même de fous et
de bandits, c’est tout de même le pays ; et le peuple qui le subit n’a que
ce qu’il mérite… Nous démolissons la ville, mon ami. Nous préparons une jolie
crise de logements, ah, mais, jolie ! Quand toute cette histoire sera
finie, je vous dis que la valeur des propriétés immobilières triplera…
C’était le meilleur expert du rayon.
La maison s’intéressait au nouveau-né de l’appartement 15.
Sorti d’un ventre sans force dans une maternité sans feu, parce qu’on n’avait
pas su s’y prendre à temps pour le rendre au néant, il vivait déjà tenacement, depuis
des semaines, en dépit de toutes les prévisions. Il respirait sous de vieilles
fourrures la puanteur ammoniacale de ses urines. Il suçait implacablement le
sein épuisé d’une femme au profil de moribonde radieuse qui disait à ses
visiteuses, en ouvrant sur sa joie de grands yeux au regard légèrement
asymétrique :
– Il vit, il vit ! regardez-moi ça…
On s’émerveillait de cet acharnement victorieux.
Les gens portaient au 15 des bûches, des graines, de l’huile
pour la veilleuse. On savait que le mari était au front ; et la femme d’un
officier qui était aussi au front – mais de l’autre côté, de sorte que si ces
deux hommes se rencontraient l’un tuerait l’autre ou, prisonnier, le mettrait
froidement à mort – allait prendre le pain de la mère. Ces voisines lisaient
ensemble avec la même anxiété les noms des villes prises ou perdues.
Une fillette au béret rouge allait encore tous les matins à
l’école du ballet apprendre l’art des pointes et des voltes. L’ouragan passera,
n’est-ce pas ? La danse restera ; et la petite est douée. Chemin
faisant elle lisait, quand le temps le permettait, les contes d’Andersen, en se
demandant pourquoi, jamais, aucun tapis volant n’apparaissait au-dessus des
maisons mornes. Elle lisait aussi, soucieuse de les bien répéter à son retour, les
avis au crayon affichés au magasin communal : « La 3 e catégorie
recevra deux harengs sur le coupon 23 de la carte de vivres… » Que la vie
est triste, sans tapis volant !
Des ouvriers prêts
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