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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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sur la vie
nouvelle ! Elle est jolie, la vie nouvelle. Filimochka ne veut plus d’argent
pour son lait : « J’en ai une malle pleine, qu’il dit, de tous ces
billets de rien-du-tout. Je vais m’en faire tapisser l’isba, qu’il dit, donnez-moi
des tissus. » Eh bien ! réponds, réponds !
    La mère et la fille se regardaient, ennemies ; l’une, au
doux vieux visage déformé par une colère désespérée, l’autre fermée, repliée
sur elle-même, sentant tout à coup tomber l’excitation de la marche dans la
neige et la fatigue s’appesantir jusque sur sa pensée. (Une voix intérieure à
peine distincte, comprise à demi-mot, chuchotait en elle. « Je te vois
bien, va. Tu es ma mère et tu n’es rien, et je ne suis rien. Tu ne peux pas
nous comprendre, tu es aveugle. Tu ne vois pas que la révolution c’est la
flamme ; et la flamme nous brûlera, toi douloureuse et révoltée, dans
cette misère, moi, n’importe où, heureuse et consentante. ») Elle dit :
    – Laisse-moi t’aider, maman, je ne suis pas fatiguée…
    Puis durement :
    – … et tu sais, si c’est nouveau pour toi, c’est que nous
étions des privilégiées. Des millions de femmes n’ont jamais connu que cette
vie-là.
    La mère se taisait, soufflant sur le feu, dans l’attitude
millénaire des femmes auprès du foyer. D’épaisses volutes bleues flottaient
dans la chambre, ainsi que dans une tente de nomades quand le vent est mauvais.
Un souffle d’air glacé entrait par la lucarne ouverte en haut d’une fenêtre sur
le matin immense comme une steppe.
    Dévêtue, couchée, la jeune fille redevint l’enfant de
toujours au front net ; les cheveux presques coupés ras y mettaient une
touche claire. La mère lui apporta un bol de lait chaud et la regarda boire, radoucie,
reconnaissant la moue goulue des lèvres qui lui prenaient jadis le sein.
    Xénia écouta s’éteindre en elle les bruits du logis. Le feu
prit enfin, on ferma la lucarne. Quelqu’un frappa. Ce devait être le secrétaire
du Comité des pauvres de la maison ; il demanda André Vassiliévitch ;
on affichait un nouvel enregistrement des anciens officiers.
    La porte de communication ouverte, on pouvait entendre, atténuée,
la voix de basse d’André Vassiliévitch qui discutait, dans la pièce voisine, avec
son visiteur coutumier Aaron Mironovitch, barbu comme lui, mais voûté, gras et
souriant. Le secrétaire du Comité des pauvres parla trop bas.
    – Parlez plus haut, fit André Vassiliévitch, elle dort.
Elle est rentrée éreintée.
    – Oui, voilà, nous avons déménagé hier les meubles du
général, on installe chez lui le club de la maison…
    – Et les camarades ont tout volé, hein ? demanda
joyeusement André Vassiliévitch.
    – Non, pas tout, car le marin du Vautour est
resté jusqu’à la nuit. Mais je peux vendre la salle à manger en vieux chêne ;
Grichka a pris le lit en bouleau de Karélie…
    Des rires étouffés, peut-être étouffés par le sommeil qui
pesait sur ces voix, se dissipèrent lentement. « Il aurait fallu depuis
longtemps arrêter ces canailles, et l’oncle André aussi… »
    – Combien ?
    – Six mille.
    Ils étaient assis autour du samovar, engoncés dans leurs
pelisses, buvant à petits coups le thé, avec de minuscules fragments de sucre
entre les dents. Contents de n’être pas [1] arrêtés, ils commentaient les nouvelles du jour, en faisant des affaires.
    – Avez-vous lu, Aaron Mironovitch, qu’ils nationalisent
le commerce de journaux, depuis qu’il n’y a plus ni papier ni journaux, ni
commerce ?
    André Vassiliévitch tenait entre ses mains une miniature, toute
en tons bleus, gris et roses – que l’on eût pu croire peinte avec des couleurs empruntées
aux fleurs des champs – représentant un jeune officier méditatif.
    – Allons, quatre cents, tapez-là, Aaron Mironovitch, et
je vous laisse la moitié des beurres.
    « Sans nous, se disaient-ils, la ville mourrait de faim :
et que de richesses d’art seraient perdues ! Ce qu’on appelle la
spéculation, c’est la lutte héroïque des hommes énergiques et compétents contre
la famine. Ce qu’on appelle le pillage des biens de la nation, dans ce vaste
pillage anarchique de l’expropriation, c’est en définitive le sauvetage des
trésors de la civilisation. Ce qui est volé est sauvé. »
    André Vassiliévitch, quand il exposait ces idées devant
Xénia, se carrait dans son fauteuil, l’amertume faisait

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