Voltaire
ne se passent pas devant mes yeux. »
Le lendemain, Saint-Lambert lui-même vint voir Voltaire et s'excusa. « Mon enfant, lui dit Voltaire, j'ai tout oublié et c'est moi qui ai tort. Vous êtes dans l'âge heureux où l'on aime, où l'on plaît. Jouissez de ces instants trop courts. » Quelque temps plus tard, il fit de ces incidents une comédie, mais jugea convenable de ne pas la publier.
Le vieux couple, réconcilié, revint à Cirey et allait rentrer à Paris quand Mme du Châtelet, à l'ordinaire si vive, devint inquiète. Elle était enceinte, à quarante-quatreans. Il lui parut naturel de prendre Voltaire pour confident. Il conseilla de faire venir aussitôt Saint-Lambert et l'on tint conseil, à trois, sur les moyens de faire accepter l'enfant par M. du Châtelet. Tout fut réglé comme une comédie. M. du Châtelet, convoqué sous prétexte d'arranger une affaire de famille, vint au château et fut reçu avec de grands signes de tendresse. Voltaire et Saint-Lambert étaient là; on invita des gens du voisinage ; on donna une petite fête ; on soupa. M. du Châtelet, que l'on avait fait beaucoup manger et boire, raconta ses campagnes. On écouta ses contes avec intérêt. Il en fut flatté. Mme du Châtelet avait fait une toilette voluptueuse. Son mari devint galant et se crut un jeune homme. Enfin, après trois semaines d'enchantements, son épouse lui déclara qu'à de certains signes elle avait lieu de se croire enceinte. Il lui sauta au cou, l'embrassa et l'alla dire fièrement à tout le monde. Elle était sauvée.
Le temps de sa grossesse se passa en séjours à Paris et à Lunéville. Elle faisait de son mieux pour paraître gaie, mais elle avait de tristes pressentiments. Elle pensait qu'elle mourrait en couches. Pourtant le moment de la naissance se passa bien. Elle griffonnait des remarques sur Newton quand elle sentit les premières douleurs. Lettre de Voltaire : « Mme du Châtelet, cette nuit, en griffonnant son Newton, s'est senti un petit besoin. Elle a appelé une femme de chambre, qui n'a eu que le temps de tendre son tablier et de recevoir une petite fille qu'on a portée dans son berceau. »
Mais tout se gâta et, le sixième jour, elle mourut. M. du Châtelet, Voltaire et Saint-Lambert, tous trois présents, gémissaient. Voltaire, dans l'excès de sa douleur, sortit du château sans savoir ce qu'il faisait, glissa et tomba. Saint-Lambert, qui l'avait suivi, lereleva. Quand il reprit connaissance, il dit au jeune homme : « Ah ! mon ami, c'est vous qui me l'avez tuée. » Il resta longtemps désespéré. Il errait dans ce grand château où tout lui rappelait Emilie. Il se souvenait de leur arrivée, des ballots de tapisseries qu'elle avait déballés avec tant d'énergie, et de l'art avec lequel elle avait transformé cet endroit nu et désolé en un temple de l'amour, de l'amitié et de la science.
Enfin il revint à Paris. Au début, personne ne pouvait lui parler. Ses amis qui, depuis assez longtemps, le voyaient excédé de cette femme, étaient étonnés de la vivacité de sa douleur. Marmontel raconte qu'il le trouva en larmes : « Moi à qui il avait dit souvent qu'elle était comme une furie attachée à ses pas, je le laissai pleurer et je m'affligeai avec lui. Seulement, pour lui faire apercevoir dans la cause même de sa mort quelque motif de consolation, je lui demandai de quoi elle était morte ? "De quoi ? Ne le savez-vous pas ? Ah ! mon ami, il me l'a tuée, le brutal. Il lui a fait un enfant" et le voilà faisant l'éloge de cette femme incomparable et redoublant de pleurs et de sanglots. Dans ce moment arrive l'intendant Chauvelin qui lui fait je ne sais quel conte assez plaisant, et Voltaire de rire aux éclats avec lui. » Car il avait, comme beaucoup de grands hommes, la mobilité d'âme d'un enfant.
Ce fut par le théâtre que l'on parvint à lui faire reprendre goût à la vie.
XII
Le Roi de Prusse
Depuis longtemps Frédéric II souhaitait attacher Voltaire à sa Cour. Mme du Châtelet morte, ses invites devinrent pressantes. Elles ne laissaient pas Voltaire indifférent. Le Roi de France refusait de l'admettre à ses soupers; le Roi de Prusse lui écrivait en vers. La faveur que la Cour témoignait à son rival, Crébillon, acheva de le dépiter. Restait un obstacle, qui était l'avarice de Frédéric. Il voulait bien faire une pension à Voltaire, mais non payer les frais de voyage. En outre, Voltaire, depuis la mort de sa maîtresse, faisait ménage
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