Voltaire
Prusse, et cela de façon peu légale. Il l'avait fait en se servant pour agent d'un Juif nommé Herschel, ou Hirschel. Les deux hommes s'étaient mutuellement accusés de friponnerie. Herschel avait été jeté en prison, mais les ennemis de Voltaire l'avaient défendu et Frédéric s'était mis dans une grande colère : « Vous avez fait un train affreux dans toute la ville. Pour moi, j'ai conservé la paix dans ma maison jusqu'à votre arrivée et je vous avertis que, si vous avez la passion d'intriguer et de cabaler, vous vous êtes très mal adressé. » Si Voltaire avait cru trouver en Prusse un Roi moins sévère que le Roi de France, ce ton sec dut lui donner à penser.
Une autre affaire acheva de le brouiller avec le cercle de Potsdam. Maupertuis avait publié un essai sur ce qu'il appelait « la loi du moindre effort » ; il y soutenait que la nature, pour la distribution des forces, emploie toujours un minimum. Il était extrêmement fier de son minimum et n'expliquait plus toutes choses que par là. Un autre membre de l'Académie de Berlin, Koenig,s'avisa de dire que cette loi était déjà dans Leibniz, et même rejetée par ce philosophe. Maupertuis nia la lettre de Leibniz et accusa de faux Koenig, qui était un savant véritable et un homme respecté. Tout Berlin jugea l'accusation odieuse, mais n'osa le dire au Roi qui protégeait Maupertuis. Or, celui-ci venait de publier un écrit qui prêtait flanc au ridicule. Voltaire, l'irrépressible Voltaire, ne put résister à la double tentation de réparer une injustice et de montrer de l'esprit. Il publia la Diatribe du Docteur Akakia, où il relevait avec des railleries quelques-unes des idées de Maupertuis, comme d'enduire tous les malades de résine pour arrêter le danger de la transpiration. La plaisanterie fut regardée comme un manque de respect au Roi. La brochure fut saisie et brûlée par la main du bourreau. Les mœurs des rois philosophes ressemblaient diablement à celles des rois tyrans.
Voltaire renvoya au Roi sa clef de chambellan et sa croix, avec ces vers :
Je les reçus avec tendresse ;
Je vous les rends avec douleur,
Comme un amant jaloux, dans sa mauvaise humeur,
Rend le portrait de sa maîtresse
Le Roi le pria de garder sa clef et son ruban, mais de s'éloigner. Sa sortie d'Allemagne fut difficile. A Francfort, il fut arrêté par un fonctionnaire insolent qui lui réclama « l'œuvre de poëshie » du Roi son maître. Or les « poëshies » de Frédéric étaient dans les bagages, restés à Leipzig. Voltaire fut mis en prison à Francfort, avec Mme Denis qui était venue le chercher. Ce fut un grand émoi.
1 Bellessort.
XIII
Les tanières du philosophe
Après l'aventure de Francfort, Voltaire savait à n'en pouvoir douter qu'il n'y avait pas plus de liberté pour lui en Allemagne qu'en France. Rentrer à Paris était impossible; le Roi de France ne voulait pas l'y voir. Ce qui était une erreur du Roi de France. On a dit avec raison que l'exil de Voltaire marque le divorce entre la Cour et les gens de lettres. Louis XIV les avait accueillis et par là tenus en laisse ; Louis XV, en les méprisant, les déchaîne. Or les écrivains font l'opinion publique de laquelle aucun gouvernement, même absolu, ne peut se passer. Voltaire en fuite, c'est la monarchie en perdition.
Il passa par Colmar, se réfugia quelques semaines à l'Abbaye de Senones où la bibliothèque des Bénédictins l'aida, de façon assez paradoxale, à continuer son Essai sur les Mœurs. Le vieux moine de l'anticléricalisme vécut délicieusement au réfectoire des clercs et fit compiler par les Bénédictins « un horrible fatras d'érudition ». C'était, disait-il, une assez bonne ruse que d'aller chez ses ennemis se pourvoir d'armes contre eux. Il fit ensuite une cure à Plombières où il retrouvases amis d'Argental et ses deux nièces, Mme Denis et Mme de Fontaine; il traversa Lyon où il fut accueilli avec enthousiasme et prit enfin le chemin de la Suisse. Il pensait que, dans ce pays républicain, il serait à l'abri des polices royales et croyait, assez naïvement, qu'ayant été persécutés, les Réformés ne pouvaient être persécuteurs. Il entra à Genève le 12 décembre 1754. Il avait soixante ans.
Il soupa chez le docteur Tronchin, illustre médecin, puis se fit prêter pour quelques semaines le château de Prangins et se chercha une maison. Il en loua d'abord une à mi-hauteur entre Lausanne et le lac, mais c'était une maison
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