Voltaire
d'été; Mme Denis y mourait de froid. Ils cherchèrent alors à Genève même et y trouvèrent une grande propriété que l'on appelait Sur-Saint-Jean; Voltaire la nomma Les Délices, pour ne pas se mettre sous le patronage d'un saint. Superstition à rebours. Il eut quelques ennuis parce qu'un catholique ne pouvait être propriétaire à Genève. On tourna la difficulté en faisait acheter la maison par Tronchin, avec de l'argent prêté par Voltaire qui, en guise d'intérêt, reçut un bail à vie. Depuis longtemps il plaçait une partie de sa fortune en rentes viagères, et obtenait un taux élevé en raison de sa maigreur et de son teint blême.
Aussitôt il se mit à signer ses lettres « le Suisse Voltaire », décrivit la vue ravissante que l'on avait de sa maison et, avide d'activité, commença de bâtir, de décorer et de jardiner. « Nous sommes occupés, Madame Denis et moi, à faire bâtir des loges pour nos amis et pour nos poules. Nous faisons faire des carrosses et des brouettes. Nous plantons des orangers et des oignons de tulipes, des roses et des carottes. Nous manquons de tout. Il faut fonder Carthage. »
Jusqu'alors Voltaire avait logé chez les autres etamassé une grande fortune. Désormais il souhaite vivre en grand seigneur. Il a quatre voitures, des postillons, des laquais; il tient table ouverte. Naturellement il s'est bâti un théâtre et, quand l'acteur Lekain vient le voir, il y fait jouer Zaïre. Gibbon qui habitait alors Lausanne vit Voltaire lui-même jouer le rôle de Lusignan et jugea qu'il déclamait de manière assez pompeuse. A ces représentations assistèrent toutes les grandes familles genevoises. Bientôt les pasteurs trouvèrent ces divertissements dangereux. On prêcha dans les temples de Genève contre Voltaire et il ne put plus se servir de son théâtre qu'à la dérobée.
Ce fut le commencement de ses dégoûts. Un article écrit par lui, dans l 'Encyclopédie, sur Genève, acheva de l'inquiéter sur sa retraite en soulevant de grandes clameurs. Il y avait loué les pasteurs protestants de ne croire ni à la Bible, ni à l'Enfer, et d'être comme lui de simples déistes. C'étaient des éloges dont les pasteurs ne voulaient point. De plus il avait dit que Calvin avait « l'âme atroce ». Cela déplut. En vain il écrivit à son imprimeur de protester, de dire qu'il avait mal lu le manuscrit, qu'il y avait austère et non atroce. Ce jeu de démentis lui était familier, mais l'aventure lui montra que Genève n'était pas après tout plus philosophe que Paris. « J'aime fort les peuples libres, dit-il, mais j'aime encore mieux être maître chez moi. »
Puisqu'on ne pouvait être tout à fait tranquille ni en France, ni en Suisse, le plus sûr était d'avoir un pied dans chacun des deux pays, et même, comme dit Voltaire, quatre pieds. Avec deux châteaux au bord du lac et deux le long de la frontière, il pouvait à la moindre alerte fuir, parlementer, et attendre que l'orage fût apaisé. Justement deux domaines se trouvaient à vendre en territoire français, près de Genève, le comté deTournay, avec tous les droits seigneuriaux, et le château de Ferney. Il acheta les deux et se trouva ainsi établi dans une position stratégique inexpugnable. « J'appuie ma gauche au mont Jura, ma droite aux Alpes, et j'ai le lac de Genève au-devant de mon camp. Un beau château sur les limites de la France, l'ermitage des Délices au territoire de Genève, une bonne maison à Lausanne : rampant ainsi d'une tanière à l'autre, je me sauve des Rois et des armées. »
XIV
La vie à Ferney
Presque tout grand homme est fixé pour la postérité dans l'un des âges de la vie. Le Byron de la légende est le bel adolescent de 1812 et non l'homme mûr, précocement vieilli, aux cheveux rares, que connut Lady Blessington. Tolstoï est le vieux paysan barbu, en blouse rustique que serre à la taille une large ceinture. Le Voltaire de la légende est le malin vieillard de Ferney, tel que l'a sculpté Houdon, maigre, ricanant, squelettique, plié dans sa blanche robe de marbre, plié mais comme l'est un ressort, prêt à bondir. A Ferney, pendant vingt ans, Voltaire fut mourant : il l'avait été toute sa vie. « Cette santé dont il se plaignit toujours, cette complexion voltairienne assez robuste pour résister au travail d'esprit le plus actif, et assez délicate pour soutenir difficilement tout autre excès, lui était un appui précieux dont il usait à merveille. »
La
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