Voltaire
théâtre. Le soir, on jouait aux jeux d'esprit. Ou bien l'on contait des histoires de voleurs : « Mesdames, commençait M. de Voltaire, il était un jour un fermier général... Ma foi, j'ai oublié le reste. » Tout l'amusait. Les seuls hôtes de Ferney qu'il ne pouvait supporter étaient les bœufs. « Je me suis brouillé avec les bœufs ; ils marchent trop lentement. Cela ne convient point à ma vivacité. Ils sont toujours malades. Je veux des gens qui labourent vite et qui se portent bien. »
Pour lui, il se portait mal et faisait vite mille affaires. « Jouissez de la vie qui est peu de chose en attendant la mort qui n'est rien », écrivait-il à Mme du Deffand, et à d'Alembert : « Marchez toujours en ricanant dans le chemin de la vérité. » On ne sait s'il ricanait en faisant le bien, mais il le faisait. Il transforma le village de Ferney en une petite ville prospère. Il défrichait les terres. Il bâtissait des maisons pour les cultivateurs et leur cédait ces maisons à très bon compte. « J'ai mis l'abondance où était la misère. Il est vrai que c'est en me ruinant, mais on ne peut se ruiner pour une entreprise plus honnête. »
Pour peupler sa ville, il profitait de certaines persécutions qui se faisaient alors à Genève. Il créait des ateliers de bas de soie et envoyait la première paire à la duchesse de Choiseul : « Daignez les mettre, Madame, une seule fois et montrez ensuite vos jambes à qui vous voudrez. » Il montait une manufacture de dentelle.Surtout il attirait chez lui des horlogers excellents et se donnait autant de mal pour vendre les montres de ses sujets que pour administrer un empire. A tous ses amis de Paris, il recommandait les montres de Ferney : « On fabrique ici beaucoup mieux qu'à Genève... Vous aurez ici, pour dix-huit louis, une excellente montre à répétition qui coûterait quarante louis à Paris. Donnez vos ordres; vous serez servis... Vous aurez de très belles montres et de très mauvais vers, quand il vous plaira. »
Sous la protection de M. de Choiseul, il adressait une circulaire aux ambassadeurs de France près des gouvernements étrangers et les priait de recommander les horlogers de Ferney. « Ils méritent d'autant plus la protection de Votre Excellence qu'ils ont beaucoup de respect pour la religion catholique. » Quand son amie l'impératrice de Russie faisait la guerre aux Turcs, il comptait bien obtenir par elle la fourniture des montres pour l'Eglise grecque, mais en même temps il était en rapports avec le Sultan, pour fournir des montres aux Turcs. Enfin, il avait fait de Ferney un petit paradis actif et gai, d'autant plus heureux que la tolérance religieuse y était parfaite : « Dans mon hameau, où j'ai reçu plus de cent Genevois avec leurs familles, on ne s'aperçoit pas qu'il y ait deux religions. »
L'âge ne faisait qu'augmenter chez lui le besoin d'activité et le goût du travail : « Plus j'avance dans la carrière de la vie, écrivait-il, et plus je trouve le travail nécessaire. Il devient à la longue le plus grand des plaisirs et tient lieu de toutes les illusions qu'on a perdues. » Et ailleurs : « Ni ma vieillesse, ni mes maladies ne me découragent. Quand je n'aurais défriché qu'un champ et quand je n'aurais fait réussir que vingt arbres, c'est toujours un bien qui ne sera pas perdu. » La philosophie de Candide est toute proche.
XV
La philosophie de Voltaire
La légende n'a pas tort en voyant, dans le Voltaire de Ferney, le vrai Voltaire. Avant Ferney, qu'est-il ? Un poète et auteur dramatique très célèbre, un historien discuté, un vulgarisateur scientifique. La France le tient pour un brillant écrivain, non pour une puissance de l'esprit. C'est Ferney qui, en le libérant, le grandit. A l'abri dans son quadrilatère de tanières, il osera désormais tout dire. La lutte pour la liberté de pensée qu'ont entreprise ses amis les Encyclopédistes et qu'ils ne peuvent soutenir à Paris sans danger, c'est lui qui la dirigera de sa retraite. Il y apportera de l'esprit, de la fantaisie, une infinie variété dans les formes, une volontaire monotonie dans les idées.
Pendant vingt ans, de Ferney, s'abat sur l'Europe une pluie de brochures imprimées sous mille noms, interdites, saisies, désavouées, reniées, mais colportées, lues, admirées, enregistrées, par toutes les têtes pensantes de ce temps. Voltaire à Ferney n'est plus « le Mondain » ; c'est un bénédictin du rationalisme. Il se croit un
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