Voltaire
Hindou victime des Inquisiteurs (les Lettres d'Amabed ) , tantôt les questions théologiques d'un licencié espagnol (les Questions de Zapata ) , tantôt c'est l'instruction du gardien des Capucins de Raguse à Frère Pédiculoso partant pour la Terre Sainte. « La première chose que vous ferez, Frère Pédiculoso, sera d'aller voir le Paradis Terrestre où Dieu créa Adam et Eve, si connus des anciens Grecs et des premiers Romains, des Perses, des Egyptiens, des Syriens, qu'aucun auteur de ces nations n'en a jamais parlé... Vous n'aurez qu'à demander lechemin aux Capucins qui sont à Jérusalem; vous ne pourrez vous égarer. » Tantôt c'est la canonisation de Saint Cucufin, frère d'Ascoli, par le Pape Clément XIII et son apparition au sieur Aveline, bourgeois de Troyes C'est le sermon du rabbin Akib, un rescrit de l'Empereur de Chine, le voyage du Frère Garassise, empoisonné par le journal des Jésuites et sauvé par des fragments de l'Encyclopédie que de bonnes âmes font, pour lui, dissoudre dans un peu de vin blanc.
Tout n'est pas spirituel dans cette littérature polémique. La Canonisation de Saint Cucufin est une plaisanterie lourde et sans drôlerie. Mais le mouvement et le rythme endiablé de la plupart de ces fantaisies, la gaieté, l'abondance de l'invention, l'éclat du style et surtout « l'actualité » devaient plaire au lecteur contemporain. Celui-ci d'ailleurs pouvait, mieux que nous, apprécier et estimer le courage du polémiste. Si grand et si abrité que fût celui-ci, il arrivait encore parfois qu'il fût menacé. La Reine Marie Leszczynska, mourante, demanda qu'il fût puni de son impiété. « Que voulez-vous que je fasse, Madame? répondit le Roi. S'il était à Paris, je l'exilerais à Ferney. » Le Parlement, moins raisonnable que le Roi, fit brûler l 'Homme aux quarante écus et attacher au carcan un malheureux libraire qui en avait vendu un exemplaire. Quand l'affaire était venue, un magistrat s'était écrié, dans la chambre criminelle : « Ne brûlerons-nous donc que des livres ? » Voltaire, malgré la frontière proche, était souvent pris de peur panique, mais il ne pouvait résister à son démon.
Candide, les Contes et le Siècle de Louis XIV, sont sans doute les chefs-d'œuvre de Voltaire, mais si l'on veut comprendre pourquoi et comment il a exercé une influence si étendue sur la France de son temps, il est nécessaire de feuilleter ses innombrables écrits decirconstance, périssables par le sujet, éternels par la forme, et d'imaginer le pouvoir sur l'opinion d'un journaliste de génie qui, reprenant sans jamais se lasser les mêmes thèmes, a pu, pendant plus de vingt années, étonner, agiter et dominer la France.
XVIII
L'affaire Calas
Vers la fin de mars 1762, un voyageur qui arrivait du Languedoc passa par Ferney et raconta à Voltaire une affaire judiciaire qui venait d'émouvoir la ville de Toulouse. Jean Calas, négociant protestant très honorablement connu dans cette ville, venait d'y être supplicié dans les circonstances suivantes :
Un de ses fils, Marc-Antoine Calas, garçon d'humeur sombre, montrait depuis longtemps de la mélancolie. Il ne pouvait poursuivre ses études et faire son droit parce qu'il était protestant; or il ne désirait pas être négociant comme son père. Ses lectures favorites étaient Hamlet et les pages de Sénèque sur le suicide.
Un jour, le 13 octobre 1761, alors que la famille avait pour hôte un de ses amis, il se lève de table avant les autres et passe à la cuisine où la servante lui dit: « Approchez-vous du feu. - Ah ! répond-il, je brûle. » Sur quoi il descend vers le magasin. Un peu plus tard, l'ami souhaite partir; le second fils l'éclaire à travers le magasin et découvre son frère pendu au battant de la porte, mort. Il pousse des cris, la mère et le père accourent. On coupe la corde. Des voisins arrivent et aussitôtquelque fanatique insinue que Marc-Antoine a été tué par les siens, qu'il voulait se faire catholique, qu'il devait abjurer le lendemain, et que c'est une règle parmi les protestants qu'un père de famille doit préférer la mort d'un enfant à son abjuration.
L'accusation semblait absurde. La prétendue règle n'avait jamais existé. Tous les témoins de la vie des Calas décrivaient la tendresse et l'indulgence du père. Un de ses fils, Louis, s'était converti peu auparavant sous l'influence d'une servante catholique; Calas avait pardonné à son fils et même conservé la
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