Voltaire
essayant d'exploiter une réussite littéraire, ont cru pouvoir écrire des chefs-d'œuvre en appliquant des procédés. « La manière de Macaulay, écrit M. Desmond Mac Carthy, avait été bientôt discréditée par des imitateurs qui n'avaient pas, pour la soutenir, son savoir. M. Lytton Strachey, lui non plus, n'a pas été béni dans sa prospérité littéraire, car la majorité de ses admirateurs singent ses méthodes sans comprendre sa discrétion. La forme qu'il a mise à la mode exige le tact littéraire le plus fin et les recherches les plus minutieuses. »
Mais, si victoriens ou modernes, beaucoup d'imitateurs présentent le caractère commun d'être des écrivains condamnables, encore forment-ils des espèces très distinctes. Une mauvaise biographie victorienne est une masse amorphe de matériaux mal digérés. Une mauvaise biographie moderne est un livre d'un faux éclat qu'anime un esprit qui veut être ironique et ne sait être que cruel, sans profondeur. Bonne ou mauvaise, il y a une biographie moderne.
Il est permis de se demander à quel moment la biographie ancienne cessa d'exister, la biographie moderne naquit. Virginia Woolf et Harold Nicolson sont à peu près d'accord pour fixer la date du changement. Harold Nicolson dit 1907. Virginia Woolf croit pouvoir affirmer qu'en décembre 1910, ou vers cette date, le caractère humain a changé.
« Je ne prétends pas, écrit-elle, qu'un matin, l'on sortit dans un jardin et vit là qu'une rose avait fleuri ou qu'une poule avait pondu un œuf. Le changement ne fut pas aussi soudain et aussi défini. Mais ce fut pourtant un changement. Admettons qu'il date à peu près de l'année 1910. On en trouve les premiers signes dans les livres de Samuel Butler, dans Ainsi va toute chair, en particulier; les pièces de Bernard Shaw en sont d'autres exemples. Dans la vie on peut voir le changement, pour employer un exemple familier, dans le caractère de nos cuisinières. La cuisinière victorienne vivait dans les profondeurs de la terre, comme un monstre formidable, silencieux, obscur; la cuisinière géorgienne est une créature de soleil et de plein air. Voulez-vous des exemples plus importants de ce pouvoir qu'a la race humaine de changer? Toutes nos relations sont devenues différentes : celles entre maîtres et serviteurs, entre maris et femmes, parents et enfants, et quand les relationshumaines changent en même temps se produisent des changements dans la religion, dans les mœurs, dans la politique, dans la littérature. Admettons qu'un de ces changements prit place vers l'année 1910. »
Texte à la fois séduisant et provocant. « Ne voyez-vous pas, répondent de nombreux Anglais, que la précision même de ce paradoxe en prouve l'absurdité? Non, la nature humaine n'a pas changé; elle ne peut pas changer. Les passions humaines restent les mêmes. Les relations entre maîtres et serviteurs, entre parents et enfants subissent des modifications apparentes, temporaires, mais bientôt des causes plus profondes rétablissent les rapports nécessaires. Ce qui a changé est superficiel, et c'est justement parce que vous négligez les éléments profonds et durables au profit d'une légère transformation de surface, que vous écrivez des romans bizarres, des biographies cruelles, injustes et stériles. »
Pour moi qui admire fort Virginia Woolf, j'admets volontiers que son attitude est, dans le passage que nous avons cité, volontairement paradoxale. Mais paradoxe n'est pas toujours erreur. Sans doute la nature humaine ne change-t-elle que lentement; il n'en est pas moins vrai qu'il y a dans l'histoire de l'humanité quelques rares périodes où, dans un temps très court, se sont accomplis des bouleversements immenses. On en peut donner comme exemple le passage de la libre pensée des philosophes grecs à la pensée théologique du moyen âge ou bien, au temps de Bacon puis de Descartes, le passage de cette pensée théologique aux premières pensées scientifiques et positives. Or, il semble qu'en Angleterre comme ailleurs, l'humanité ait passé, vers le commencement du XX e siècle, par une de ces périodes de bouleversement intellectuel. A quels traits reconnaîtrons-nous cette période qui fut la nôtre ?
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Le premier, c'est l'envahissement, par les habitudes de pensée du savant, du domaine de la psychologie et de la morale. Sur aucun sujet (hors, eût dit Mallarmé, l'absolu) un jeune homme de 1910, beaucoup moins encore un jeune homme de 1928,
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