Voltaire
ne se demande : « Que suis-je obligé de croire ? » Quelle que soit la question, il est prêt à l'étudier lui-même d'un esprit hardi, à accepter les résultats de l'expérience. Il ne reculera devant aucune des conséquences intellectuelles auxquelles le conduiront ses recherches. Que cette liberté d'esprit de la nouvelle génération ait une grande influence sur vos romanciers, cela est évident. Comparez par exemple chez vous la liberté d'un Forster, d'un Aldous Huxley ou d'un Sitwell, avec la contrainte morale volontairement subie par un Dickens, par un Thackeray. Mais elle n'a pas eu moins d'action sur l'histoire et sur cette branche particulière de l'histoire qui est la biographie.
Le biographe moderne, s'il est honnête, s'interdit de penser : « Voici un grand roi, un grand ministre, un grand écrivain ; autour de son nom a été construite une légende; c'est cette légende, et elle seule, que je souhaite exposer. » Non. Il pense : « Voici un homme. Je possède sur lui un certain nombre de documents et de témoignages. Je vais essayer de dessiner un portrait vrai. Que sera ce portrait? Je n'en sais rien. Je ne veux pas le savoir avant de l'avoir achevé. Je suis prêt à l'accepter tel qu'une longue contemplation du modèle me le fera voir, et à le retoucher tant que je découvrirai des faits nouveaux. » Considérez le cas de Byron ; comparez le portrait que trace de lui Moore avec leportrait dessiné par Harold Nicolson dans The Last Journey; il est certain, pour tout observateur impartial, que Nicolson a, beaucoup plus que Moore, le souci de la vérité.
Notre époque se fait de la vérité une idée assez précise qui ressemble à celle qu'a tracée de la vérité scientifique Pearson dans sa Grammaire de la Science. Nous ne voulons pas que le biographe se laisse dicter ses jugements par des idées préconçues ; nous voulons que les faits observés conduisent seuls aux idées générales, que les idées générales soient ensuite vérifiées par de nouvelles recherches impartiales, faites avec soin et sans passion. Nous souhaitons que tous les documents soient employés s'ils éclairent un aspect nouveau du sujet, et que jamais la timidité, l'admiration ou l'hostilité ne poussent le biographe à négliger ou à passer sous silence quelqu'un d'entre eux.
Je sais bien que les savants eux-mêmes ne sont pas toujours purs de sentiments violents. On les voit aimer des systèmes parce qu'ils en sont les inventeurs, et on se rappelle la tragique histoire du physicien qui observa pendant dix ans des rayons qui n'existaient pas. L'historien ne peut toujours avoir l'esprit libre et le biographe moins encore; il est homme; ses héros lui peuvent inspirer des amours et des haines qui troublent parfois son jugement. Tantôt c'est la passion religieuse qui l'anime, tantôt c'est la passion morale. Il serait absurde d'imaginer le biographe moderne comme un être parfaitement impartial. Mais on peut dire, semble-t-il, qu'il est plus rare que jadis de le voir accepter sa tâche pour satisfaire une famille ou des amis.
« Le biographe victorien, dit encore Virginia Woolf, était dominé par l'idée de vertu. Noble, chaste, sévère, c'est ainsi que les héros victoriens nous sont présentés.La statue est toujours plus grande que nature, en chapeau haut de forme et redingote, et le mode de présentation devient de plus en plus maladroit et de plus en plus laborieux. »
L'usage et la famille s'unissaient pour imposer ce traitement conventionnel. « En Amérique, au XIX e siècle, dit William Roscoe Thayer, quand mourait un citoyen distingué, avocat, juge, marchand ou écrivain, il était admis comme évident que son pasteur, s'il en avait un, écrirait sa vie, à moins que sa femme, sa sœur ou sa cousine ne fussent préférées pour cette besogne. » Les hommes prudents, avant de mourir, faisaient choix d'un biographe comme ils désignaient un exécuteur testamentaire. De tels choix furent parfois regrettables. C'est ainsi que Carlyle trouva en Froude un intime et dangereux ennemi. Le prince consort et le cardinal Manning furent rendus ridicules par deux biographes pleins de bonne volonté. D'autres choix furent heureux; par exemple celui de Monypenny et Buckle par les héritiers de lord Beaconsfield, celui de Charles Whibley par la famille de lord John Manners. « Mais, dans les vieilles biographies victoriennes, la qualité la plus appréciée par les familles des héros, c'était le respect des
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