Voltaire
est souvent de passer légèrement sur ces événements et incidents qui produisent une grandeur vulgaire, afin de conduire les pensées à l'intérieur d'une vie plus intime et de montrer ces détails minutieux de la vie quotidienne où les ornements extérieurs sont mis de côté, où les hommes ne luttent plus entre eux que de prudence et de vertu.
« Il y a beaucoup de circonstances obscures qui sont plus importantes que des événements publics. Ainsi Salluste, grand maître portraitiste, n'a pas oublié, dans son récit de la conjuration de Catilina, de remarquer que la marche de celui-ci était tantôt rapide et tantôt lente, signe d'un esprit que trouble un choc violent. Ainsi encore l'histoire de Melanchthon nous apporte un enseignement frappant sur la valeur du temps en nous affirmant que, quand il fixait un rendez-vous, il fallait qu'on indiquât non seulement l'heure, mais aussi la minute, afin que le jour ne se passât pas en paresse et attente ; et tous les plans et entreprises de De Witt ont maintenant moins d'importance pour le monde que son caractère personnel qui nous le montre aussi soigneux de sa santé que négligent de sa vie.
« Mais la biographie a été souvent confiée à des écrivains qui semblent bien peu connaître la nature de leur tâche... Il est rare qu'ils nous apportent d'autres récits que ceux qu'on pourrait trouver dans un acte officiel. Ils s'imaginent qu'ils ont écrit une vie quand ils ont produit une série chronologique d'actions, accordant sipeu d'attention aux manières ou à la conduite de leur héros, que l'on en sait plus sur le caractère véritable d'un homme par une courte conversation avec un de ses anciens serviteurs, que par un de ces récits solennels commençant par sa généalogie et se terminant par son enterrement. » On voit par ce passage que Johnson a fort bien entrevu ce que peut être un certain type de biographie, celui même que Strachey a réalisé plus tard. D'ailleurs, quand on lit les Vies des poètes, par Johnson lui-même, on est frappé par le tour « stracheyen » de la plupart d'entre elles. En fait, il suffirait de donner pour titre à une partie du livre : Eminent Jacobeans, et à une autre : Eminent Augustans, pour en faire un livre moderne. Milton est soumis par Johnson à un traitement beaucoup plus sévère que celui du cardinal Manning par Strachey. « Milton se décida bientôt à la répudier pour désobéissance, et étant de ceux qui pouvaient facilement trouver des arguments pour justifier leurs penchants, publia une Doctrine et discipline du di vorce. » Johnson est tout plein de traits de ce genre.
Vous avouerai-je que, comme œuvre d'art, je préfère Eminent Victorians ? Le jugement moral intervient chez Johnson avec une vigueur qui est divertissante, mais qui nuit à l'effet, ou du moins le déplace. « La brutalité de ses invectives, dit-il encore de Milton, n'est égalée que par la vulgarité de sa flatterie. » Forme de jugement trop dure, me semble-t-il, pour être portée par un biographe sur le sujet d'une biographie. L'objectivité, le détachement, sont les suprêmes vertus esthétiques. Un biographe, comme un romancier, devrait « exposer » et non «imposer ». Une grande vie bien contée suggère toujours une philosophie de la vie, mais elle ne peut rien gagner à ce que cette philosophie soit exprimée.
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Est-il possible qu'une biographie ait une valeur poétique ? Je le crois. La poésie, entendue au sens large du mot, me semble être une transformation de la nature en chose belle et intelligible par l'introduction d'un rythme. Ce rythme est constitué par la forme du vers et par la rime, dans le cas de la poésie proprement dite; par le thème, dans le cas de la musique; dans un livre, par la réapparition à intervalles plus ou moins éloignés, des thèmes essentiels de l'œuvre. Une vie humaine est toujours faite d'un certain nombre de tels thèmes; quand on étudie l'une d'elles, bientôt ces thèmes s'imposent à vous avec une force singulière. Dans la vie de Shelley, le thème de l'eau domine toute la symphonie. C'est au bord d'une rivière que nous le trouvons rêvant, dans sa jeunesse, à Eton; c'est sur une rivière que, plus tard, il lance des bateaux de papier fragiles et symboliques ; puis sa vie se passe dans des barques ; sa première femme, Harriet, meurt noyée, et l'image de la mort dans les flots hante le lecteur longtemps avant l'événement réel, comme si le Destin avait conduit
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