Voyage au Congo
Britannicus. Il ne consent à voir dans cette pièce admirable, « ni lyrisme, ni pensée » – un peu agaçant chez celui qui ne peut supporter à l’égard de Hugo, voire de Gautier, la moindre restriction {65} .
CHAPITRE VI – De Bosoum à Fort-Archambault
Bosoum, 9 décembre.
L’absence d’individualité, d’individualisation, l’impossibilité d’arriver à une différenciation, qui m’assombrissaient tant au début de mon voyage, et dès Matadi devant le peuple d’enfants tous pareils, indifféremment agréables, etc.… et dans les premiers villages, devant ces cases toutes pareilles, contenant un bétail humain uniforme d’aspect, de goûts, de mœurs, de possibilités, etc.…, c’est ce dont on souffre également dans le paysage. À Bosoum, où l’on domine le pays, je me tiens sur cette esplanade de latérite rouge ocreux, contemplant l’admirable qualité de la lumière épandue. La contrée est mouvementée, larges plis de terrain, etc., – mais pourquoi chercherais-je à atteindre ce point plutôt que tout autre ? Tout est uniforme – pas un site, pas une prédilection possible. Je suis resté tout le jour d’hier sans aucun désir de bouger. D’un bout à l’autre de l’horizon, et où que mon regard puisse porter, il n’est pas un point particulier, et où je me sente désir d’aller. Mais que l’air est pur ! Que la lumière est belle ! Quelle tiédeur exquise enveloppe tout l’être et le pénètre de volupté ! Que l’on respire bien ! Qu’il fait bon vivre…
Cette notion de la différenciation, que j’acquiers ici, d’où dépend à la fois l’exquis et le rare, est si importante qu’elle me paraît le principal enseignement à remporter de ce pays.
Yves Morel s’étale, se déboutonne, – tout jeune encore, mais déjà très Père Karamazov. Une crise de rhumatismes par instants le tord et lui fait jeter de petits cris. Au demeurant, un excellent garçon. Nous parlons politique, morale, économique, etc., etc. Ses considérations sur les indigènes me paraissent d’autant plus justes qu’elles confirment le résultat de mes propres observations. Il croit, ainsi que moi, que l’on s’exagère grandement, d’ordinaire, et la salacité et la précocité sexuelle des noirs, et l’obscène signification de leurs danses.
Il me parle de l’hypersensibilité de la race noire à l’égard de tout ce qui comporte de la superstition, de sa crainte du mystère, etc.… – d’autant plus remarquables qu’il estime d’autre part le système nerveux de cette race beaucoup moins sensible que le nôtre – d’où résistance à la douleur, etc.… Dans la subdivision du Moyen-Congo où d’abord il était administrateur, la coutume voulait qu’un malade, à la suite de sa convalescence, changeât de nom, pour bien marquer sa guérison et que l’être malade était mort. Et lorsque Morel, non averti, revenait dans un village, après une assez longue absence, pour recenser la population – telle femme, à l’appel de son ancien nom, tombait comme morte, de terreur ou de saisissement, dans une crise nerveuse semi-cataleptique si profonde qu’il fallait parfois plusieurs heures pour la faire revenir à elle.
Recueilli sur la route un minuscule caméléon que je rapporte à la case, où je reste près d’une heure àl’observer. C’est bien un des plus étonnants animaux de la création. Près de moi, tandis que j’écris ces lignes, un gentil petit macaque qu’on est venu m’apporter ce matin, que l’aspect de mon visage blanc terrifie. Il bondit se réfugier dans les bras de n’importe quel indigène qui passe à sa portée.
Plaisir un peu néronien d’allumer un feu de brousse. Une seule allumette, et en quelques instants l’incendie prend des proportions effarantes. Des noirs accourent et se précipitent sur les grosses sauterelles que l’ardeur du foyer fait fuir. Je ramasse une très petite mante qui semble faite en feuilles mortes, plus extravagante encore que les longs insectes-fétus qui abondent. Yves Morel est malade. Suite de la crise de rhumatismes d’hier ; il n’a pas arrêté de vomir toute la nuit, et vers midi, quand nous nous rendons chez lui pour déjeuner, il vomit encore, étendu sur son lit, dans le noir, tandis que nous prenons notre repas dans la salle voisine. Nous lui faisons avaler de la magnésie et du bicarbonate, ce qui le soulage un peu. Il n’y a, au poste, absolument aucun remède autre
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