Voyage au Congo
des plus vastes et des mieux peuplées de l’A. E. F., est particulièrement mise à contribution pour la main-d’œuvre indigène. Les premiers contingents envoyés par elle ont eu beaucoup à souffrir, tant durant le trajet, à cause du mauvais aménagement des bateaux qui les transportaient {73} , que sur les chantiers mêmes, où les difficultés de logement et surtout de ravitaillement ne semblent pas avoir été préalablement étudiées de manière satisfaisante. La mortalité a dépassé les prévisions les plus pessimistes. À combien de décès nouveaux la colonie devra-t-elle son bien-être futur ? De toutes les obligations qui incombent à l’administrateur, celle du recrutement des « engagés volontaires » est assurément la plus pénible. Mais c’est ici que se manifeste la confiance que Marcel de Coppet a su inspirer à ce peuple noir, qui se sent aimé par lui. L’annonce des fêtes du 1 er janvier avait provoqué une grande affluence. Or, c’est précisément le 31 décembre que les miliciens chargés du recrutement des travailleurs revinrent de leur tournée dans les villages de la circonscription, avec 1 500 hommes qui devaient passer la visite médicale, et sur lesquels le Docteur Muraz devait en retenir un millier. Ces hommes étaient cantonnés dans des locaux spéciaux aménagés dans le camp des gardes et étroitement surveillés par ceux-ci. Marcel de Coppet, conscient du regret de ces recrues de ne pouvoir se mêler à la fête, leva, pour deux jours, toutes les consignes, et permit à ces hommes de circuler librement : « j’ai confiance en vous, leur dit-il, et compte que, le troisième jour, vous vous présenterez tous à l’appel. »
Malgré le mauvais renom que le grand nombre de décès a valu aux travaux de la voie ferrée (car les indigènes de Fort-Archambault n’ignorent rien du triste sort de leurs « frères »), il n’y eut pas une seule désertion {74} .
Voici qui est admirable sans doute. Mais que va-t-il advenir de ces malheureux ? Les précautions pour assurer leur subsistance ont-elles vraiment été mieux prises ? Ou sinon, cet abus de leur confiance est moralement inadmissible. Et sans doute Coppet le pense également. Mais que peut un administrateur ? Il doit obéir à son chef. Il l’avertit pourtant : « Ce recrutement encore a été possible… Je ne réponds plus du suivant. »
Fort-Archambault.
Visite aux deux principaux chefs : Bézo, et son cousin germain Belangar, de race sara-madjingaye. Chacun d’eux a envoyé son fils aîné à l’école de Fort-Lamy. Ces enfants viennent de rentrer à Fort-Archambault. Chose étrange, ils font un échange ; et quand nous demandons à Bézo :
– À présent chacun de vous deux va reprendre son fils ?
– Non, répond-il ; c’est moi qui prendrai le sien ; lui, le mien.
– Pourquoi ?
Il nous explique alors que chacun des deux pères craint de montrer pour son propre fils trop d’indulgence et de faiblesse {75} .
Admirables bords du Chari, en aval. Longue promenade seul (très imprudent, dit Coppet). Îles ; longues étendues sableuses ; variétés d’oiseaux inconnus.
Ravissement à relire Cinna, dont je réapprends le début.
Quelle prodigieuse précipitation de notre littérature vers l’artificiel ! Je voudrais voir les lecteurs du Progrès Civique et M. Clément Vautel devant le monologue d’Émilie qui ouvre la pièce.
Impatients désirs d’une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément…
L’abstraction, la préciosité, la soufflure, l’anti-réalisme (pour ne point dire : le factice) ne sauraient être poussés plus loin. Et je ne connais pas de vers plus admirables. C’est le triomphe de l’art sur le naturel. Le plus abstrus sonnet de Mallarmé n’est pas plus difficile à comprendre que, pour le spectateur non prévenu, non apprivoisé par avance, l’enchevêtrement de cet amphigouri sublime.
Sitôt après je relis Iphigénie. Ce qu’il fallait que fût Corneille pour que l’on pût parler du « réalisme » de Racine !
Archambault, 10 janvier.
Marcel de Coppet, nommé Gouverneur intérimaire du Tchad, doit gagner Fort-Lamy dans cinq jours. Nous l’accompagnerons. Il fait très chaud depuis trois jours. Trop chaud. Un peu de fièvre vers le soir. Nuits assez mauvaises. Gêné par les chauves-souris qui pénètrent
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