1914 - Une guerre par accident
le pays
en état de banqueroute.
Clemenceau avait eu beau maugréer, insinuer que Kokovstov
était un maître chanteur de la plus vile espèce, il avait néanmoins accordé le
prêt [61] .
Il y avait également ces diplomates russes qui avaient
accompagné le rapprochement avec la France du début des années 1890.
Alexandre Iswolsky en était le chef de file.
Dans le camp opposé, les germanophiles russes s’activaient
ferme, eux aussi. Leur chef de file était le comte Serge de Witte qui avait
dirigé le gouvernement jusqu’en 1906. Réformateur dans l’âme, Witte avait
ambitionné de sortir la Russie de son arriération sociale et de la faire entrer
de plain-pied dans l’ère industrielle moderne. Cependant les résistances au
changement s’étaient avérées trop fortes et il avait échoué. Effrayé par les
idées émancipatrices de son ministre, le tsar en personne avait fini par le
désavouer. Admirateur sincère de l’Allemagne, Witte allait jusqu’à prôner un
rapprochement franco-allemand à seule fin que la Russie ne connaisse pas un
jour le dilemme de devoir choisir entre Paris et Berlin.
À la cour même, rares étaient ceux qui, à l’image du vieux
comte Fredericks dont le patronyme trahissait l’origine balte, avaient le
courage d’afficher leur amitié pour l’Allemagne. Fredericks était proche de la
comtesse Hohenfelsen qui animait une coterie proallemande assez influente dans
l’ombre de Raspoutine. Les autres dignitaires ayant un nom à consonance
germanique, comme le baron Korff, maître des cérémonies à la cour ou encore
Stackelberg, s’efforçaient de rester discrets.
Grand laudateur de Raspoutine, le ministre de la Guerre
Vladimir Alexandrovitch Soukhomlinov était également réputé favorable à
l’Allemagne. L’homme était compliqué. Contre toute évidence, il clamait avec
arrogance que la Russie était prête à la guerre. En 1909, on avait donné à
Soukhomlinov la mission de réformer l’armée, à la suite de l’humiliation subie
contre le Japon. Il avait fait preuve d’un immobilisme et d’une incompétence
consternants.
Le fringant cavalier qu’était Vladimir Alexandrovitch se
préoccupait bien davantage de parer aux incessants besoins d’argent de ses
jeunes femmes auxquelles il consacrait l’essentiel de son temps. Il est vrai
qu’il était à créditer d’une qualité qui compensait tout le reste : il
amusait le tsar avec ses histoires drôles. En cela, il faisait avantageusement
la paire avec son collègue de l’Intérieur, Nicolas Alexeievitch Makhlakov, dont
on chuchotait qu’il mimait parfois la panthère pour la plus grande joie des
enfants du tsar…
Il y avait enfin la tsarine Alexandra Feodorovna – Alix
ou Alicky pour les intimes – dont on raillait sous le manteau l’accent
germanique à couper au couteau et qu’on suspectait de toutes les vilenies
au bénéfice de sa patrie d’origine. On reprochait surtout à celle qu’on
appelait avec irrespect « Nemka » – l’Allemande – sa
connivence étroite avec Raspoutine dont on prétendait qu’elle subissait
exagérément l’influence perverse. Mère de Nicolas II, la tsarine
douairière Marie Feodorovna, qui était restée au fond de son cœur très
francophile et antiallemande, n’était pas la moins critique. Entre deux séjours
dans son somptueux palais de Livadia en Crimée, elle y allait de ses allusions
perfides à l’égard de sa belle-fille.
On était pourtant dans l’erreur. Le torchon brûlait en
réalité entre la tsarine et la cour impériale allemande. Alicky était ulcérée
par la froideur méprisante de l’épouse du Kaiser, l’impératrice Augusta-Victoria.
Dévote à la limite du fanatisme, cette dernière ne pardonnait pas à Alexandra
Feodorovna, une ancienne princesse de Mecklembourg, d’avoir abjuré la
confession luthérienne pour la religion orthodoxe. À cela s’ajoutait une
obscure querelle de préséance familiale, les quartiers de noblesse d’Alicky
remontant au bas mot au XII e siècle alors que, trois siècles
plus tard, les Hohenzollern végétaient encore comme de simples burgraves de
Brandebourg…
Le tsar, lui, n’avait que faire de telles fadaises. Il n’en
était pas moins perplexe et ne pouvait en aucune façon compter sur son
président du Conseil Ivan Loguinovitch Goremykine. Âgé de soixante-quinze ans,
indolent, sans personnalité, on disait de lui qu’il n’était que le
« maître d’hôtel » du
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