1914 - Une guerre par accident
exploser :
— Que dites-vous là ? Vous cherchez vraiment à
nous faire tous passer pour des parias dans le concert européen ?
Berchtold demeurant impassible, le comte Stürgkh s’employa à
reprendre la main :
— Je reconnais volontiers que notre but ne doit pas
être l’anéantissement complet de la Serbie. La Russie s’y opposerait jusqu’à
son dernier souffle…
— Pour ma part, en qualité de président du Conseil des
ministres de Hongrie, je ne consentirai jamais à ce que la monarchie annexe
tout ou partie de la Serbie !
Stürgkh reprit calmement :
— D’accord, mais il serait tout de même bon d’éloigner
cette exécrable dynastie serbe au pouvoir et de confier la couronne à un prince
européen.
Berchtold réalisa enfin que Tisza ne changerait pas d’avis.
Pas cette fois, en tout cas. Il fit mine de se montrer conciliant :
— Une opération militaire préventive aurait l’avantage
de mettre les puissances devant le fait accompli. Mais, comme le comte Tisza,
j’en mesure aussi les inconvénients. Il nous faut donc lancer un ultimatum à
Belgrade comportant des revendications fermes…
Tisza revint à la charge :
— … des revendications très sévères sans
apparaître pour autant inacceptables. Sinon nous n’aurons aucune légitimité à
déclarer la guerre à la Serbie [51] .
La discussion était close. Le Conseil de guerre autrichien décida
de délivrer au gouvernement serbe un ultimatum le mettant en demeure de
réparer les conséquences de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. La
rédaction de cet ultimatum était hautement sensible. On la confia à deux
experts confirmés du ministère des Affaires étrangères, le baron Alexander von Musulin
et le D r Friedrich Wiesner. Ceux-ci n’étaient pas au bout de
leur peine.
Tisza, lui, écrivit directement à l’empereur. À son
habitude, il ne mâcha pas ses mots :
« Je ne puis approuver l’intention du comte Berchtold
de se baser sur le forfait de Sarajevo pour en finir avec la Serbie. Nous
n’avons jusqu’à présent pas de preuves suffisantes pour pouvoir engager la
responsabilité de la Serbie et pour provoquer une guerre avec cet État. En
outre, le monde entier nous regarderait comme ayant troublé la paix et
nous allumerions une grande guerre dans des conditions extrêmement défavorables [52] . »
Tisza n’était pas un naïf. Il se doutait bien qu’il livrait
là un baroud d’honneur. Il ne tiendrait pas bien longtemps le dos au mur. Que
pourrait-il face à cette force des choses qui travaillait à détruire
l’équilibre européen ? Cette force même qui, selon le poète latin Lucrèce,
« inéluctable et cachée, broie les destinées humaines et se fait un jeu de
fouler aux pieds les plus glorieux empires »…
Saint-Pétersbourg, 6 juillet, 15 h 00
Conférant dans son bureau lambrissé de Peterhof avec son
président du Conseil et son conseiller privé, le tsar de toutes les Russies
restait songeur. C’était bien dans sa nature. L’irrésolution, la part du rêve
au mépris des contingences matérielles. Nicolas II n’avait ni l’assurance
altière de son père Alexandre III, ni l’énergie impérieuse de son
grand-père Alexandre II. Et il en avait parfaitement conscience, lui qui
donnait parfois l’impression de régner par effraction. Il y avait assurément du
Louis XVI dans ce monarque, et cette seule comparaison ne disait rien qui
vaille.
Une fois de plus, la cour impériale causait du souci à
Nicolas. Un vrai panier de crabes. Ses prédécesseurs auraient su comment
museler ces courtisans qui n’en prenaient que trop à leur aise. Lui ne savait
pas et la tsarine le lui faisait remarquer, parfois sèchement :
— Sois un autocrate, Nicky [53] !
La cour impériale était très remontée contre deux jeunes
femmes qui n’avaient pas froid aux yeux. On les surnommait le « péril
noir ». On exagérait de toute évidence. Plus indulgent peut-être, plus
gentleman assurément, l’ambassadeur de France Maurice Paléologue préférait les
appeler ses « rossignols monténégrins ». Sans doute la
grande-duchesse Militza et sa sœur la grande-duchesse Anastasia, deux des
filles du roi Nicolas I er de Monténégro, étaient-elles de
vraies pipelettes. Il y avait pourtant bien autre chose et l’ambassadeur
Paléologue était bien placé pour le savoir.
Cet ambassadeur français était de ces diplomates de race qui
se distinguaient par
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