1914 - Une guerre par accident
du tsar ainsi que leur goût immodéré pour le spiritisme et
les sciences occultes dont elles avaient littéralement fait une mode. On leur
reprochait d’avoir présenté à la famille impériale des charlatans de la pire
espèce comme ce Philippe Nazier-Vachot, un Français venu de nulle part et
disparu tout aussi mystérieusement. On les enviait surtout pour avoir introduit
à la cour un certain Grigori Efimovitch Raspoutine.
Les deux sœurs grandes-duchesses étaient tout autant honnies
pour la vigueur de leur activisme politique qu’on jugeait peu digne de leur
rang nobiliaire. Il est vrai qu’elles se débrouillaient à merveille dans ce
maelström de jalousies, de conspirations et coups tordus qu’était la cour du
tsar. Et il en fallait de la finesse et du savoir-faire pour tirer son épingle
du jeu dans cette forêt obscure de l’âme russe !
À Tsarskoïe Selo comme à Peterhof, la vogue n’était plus à
l’Allemagne comme cela avait été le cas au temps de Bismarck. Sur les bords de
la Néva, on avait respecté et même admiré l’autorité du vieux chancelier. Les
choses avaient changé avec Guillaume II qui s’était détaché de la Russie
pour se rapprocher de la cause autrichienne. La Russie s’était faite méfiante
voire hostile. L’hostilité avait fini par gagner le « club des
monarques ».
Cela faisait des lustres que le Romanov et le Hohenzollern
ne s’appréciaient guère. Nicolas II redoutait les foucades du Kaiser. Il
gardait en mémoire l’invraisemblable épisode du traité de Björkö, une dizaine
d’années plus tôt, par lequel Guillaume avait tenté de l’entraîner dans une
alliance germano-russe dirigée contre… l’Angleterre ! Et la France,
pourtant alliée officiellement à la Russie, avait timidement objecté le
tsar ? Guillaume avait balayé l’argument. Il n’avait jamais pu comprendre
l’engouement des Russes pour les Français :
— Comment as-tu pu t’allier avec la France ? Tu ne
vois donc pas que le Français n’est plus capable d’être soldat ?
L’anecdote était parvenue aux oreilles de René Viviani qui,
en bon rhéteur, avait eu ce mot d’anthologie :
— … en effet, le Français n’est pas soldat. Il est
guerrier [57] !
Nicolas avait fini par signer le traité de Björkö. Guillaume
y avait été également de son mot historique :
— On dirait que mon grand-père Guillaume I er et le tsar Nicolas I er échangent une poignée de mains dans le
ciel [58] .
Las, Nicolas s’était vite repris et avait dénoncé le traité
avant même que l’encre ayant servi à sa signature eût séché. Surtout, il ne
pardonnait pas au Kaiser de l’avoir poussé à entrer en guerre en 1905 contre le
Japon :
— Guillaume a tant abusé de ma bonne foi que notre
amitié n’existe plus [59] …
Guillaume en avait autant au service de son cousin
« Nicky » qu’il tenait pour un faible incurable. Et, au chapitre de
la faiblesse, sa religion était toute faite : « La faiblesse
n’équivaut pas à la trahison et pourtant elle produit les mêmes effets [60] . »
En Russie, le camp antiallemand avait progressivement gagné
en vitalité. Il était alors incarné par le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch,
époux de l’inévitable Anastasia de Monténégro et généralissime des armées
impériales. Avec sa haute stature et sa barbe grisonnante, cet oncle du tsar
était une véritable force de la nature à la brutalité légendaire. Même au
repos, l’homme donnait l’impression de tonner plus qu’il ne parlait. Au début,
sous l’influence subtile de sa femme, il avait soutenu Raspoutine. Cela n’avait
guère duré. Heurt de personnalités ou télescopage d’influences ? Nicolas
Nicolaïevitch s’était vite brouillé avec le staretz .
À son hostilité envers l’Allemagne, le grand-duc Nicolas
avait rallié la plus grande partie des milieux militaires russes, à commencer
par le chef d’état-major, le général Yanouchkévitch. Il pouvait également
compter sur le soutien de l’ancien président du Conseil, le comte Vladimir
Kokovstov comme sur celui des comités panslavistes qui bénéficiaient d’un
regain de faveur.
Kokovstov était un malin. Quelques années auparavant, il
avait été envoyé à Paris négocier un nouvel emprunt. Ministre de l’Intérieur à
l’époque, Clemenceau s’y était opposé. Le Russe lui avait tranquillement
rétorqué :
— En ce cas, nous n’hésiterons pas à déclarer
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