1914 - Une guerre par accident
leur aisance tant dans la haute société que dans les
chancelleries [54] .
Doté d’une élégance de plume toute patricienne, Paléologue était un descendant
lointain des derniers empereurs byzantins, lui-même fils d’un prince roumain
exilé en France. Dans le temps, il avait été le condisciple de Raymond Poincaré
au lycée Louis-le-Grand et lui était resté lié d’amitié. Les deux hommes
continuaient de se tutoyer.
Les détracteurs de Paléologue doutaient qu’il eût
l’envergure de ces diplomates d’exception qu’étaient les frères Paul et Jules
Cambon ou encore Camille Barrère. Il avait pourtant occupé les fonctions
cruciales de directeur des Affaires politiques du Quai d’Orsay, à la demande
expresse de Poincaré il est vrai. Par la suite, tel un sauveur, il avait été
appelé à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg, en remplacement de
Théophile Delcassé. Cela remontait à janvier 1914. Peu de gens savaient
que Paléologue n’avait été que le second choix des Russes qui lui auraient
préféré Pierre de Margerie [55] .
Il ne fallut pas longtemps à l’ambassadeur Paléologue pour
jauger les « rossignols monténégrins ». De drôles d’oiseaux, en
vérité ! Militza et Anastasia avaient reçu une éducation impeccable à
l’Institut Smolny de Saint-Pétersbourg qui formait les jeunes filles de la
haute aristocratie russe. C’était le vœu de leur père, le roi Nicolas.
Raffinées, cultivées, pratiquant à ravir plusieurs langues
dont le persan, les deux sœurs n’avaient pas tardé à défrayer la chronique et à
bousculer la monotonie de la cour. Dès 1889, Militza, la plus âgée, avait
épousé le grand-duc Pierre Nicolaïevitch. Au sortir d’une union malheureuse
avec Georg von Leuchtenberg, Anastasia avait fini par convoler en 1907
avec son propre beau-frère, le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch.
Ainsi avait débuté la carrière de ces deux sœurs intrigantes
qui n’étaient pas peu fières d’être les seules grandes-duchesses d’origine
authentiquement slave à la cour impériale russe. Elles avaient de qui tenir
avec un souverain de père qu’une ambition démesurée poussait sans cesse à
ergoter et à louvoyer. À la tête d’un pays aussi minuscule et vulnérable que le
Monténégro, Nicolas I er avait-il vraiment le choix ?
Nicolas nourrissait surtout de grandes ambitions pour ses
filles et il en eut pas moins de neuf ! Outre Militza et Anastasia, il
avait marié l’aînée, Zorka, à Pierre I er Karageorgevic qui
accéderait au trône de Serbie. Peu après, Elena, une de ses filles cadettes, se
marierait avec Victor-Emmanuel, roi d’Italie. Une autre encore convolerait avec
un prince de la famille Battenberg. Nicolas de Monténégro méritait bien ainsi
son surnom de « beau-père de l’Europe ». Il se verrait affubler
d’autres sobriquets, nettement moins flatteurs. Ses adversaires, qui furent
légion, auraient coutume de le traiter de « bandit couronné » ou de
« maquignon de la Montagne noire »…
Paléologue lui-même tenait pour un authentique
« brigand » cet homme madré qui se vantait volontiers d’être l’allié
des Russes… lesquels n’étaient pas dupes de son manège, à en croire le ministre
des Affaires étrangères Sazonov :
— Pour cuire son œuf, il mettrait le feu à l’Europe [56] !
Et des œufs, Nicolas I er de Monténégro en
fit cuire un certain nombre. Comme ce jour d’avril 1913 où, à la surprise
générale, il parvint à s’emparer de la ville de Scutari au nez et à la barbe de
l’Empire ottoman. À l’époque, il avait bluffé l’Europe entière en faisant
croire que ses troupes avaient remporté une victoire éclatante sur les Turcs.
Après tant de déconvenues dans le passé, la Russie célébra ce triomphe inespéré
du slavisme. Elle multiplia les déclarations enthousiastes. Les églises
orthodoxes retentirent de Te Deum vibrants. En réalité, Scutari n’avait
été ni enlevée d’assaut ni forcée de se rendre mais avait fait l’objet d’un
marchandage serré entre le monarque monténégrin et le commandant local des
forces ottomanes, Enver Pacha…
Honnies par les diplomates des empires centraux qui
préconisaient que leur fût administrée une cure de silence, au fin fond de la
Crimée de préférence, Militza et Anastasia étaient détestées à la cour
impériale. La cause de cette aversion ? La trop grande faveur dont elles
jouissaient auprès
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