1914 - Une guerre par accident
tsar. De fait, Ivan Loguinovitch était très
exactement le genre d’homme à remettre au lendemain ce qui pouvait être
accompli le jour même.
Irrésolution ? Sérénité du fatalisme religieux propre
aux Romanov ? Nicolas II confia un jour à Sazonov :
— Je ne veux pas avoir à porter devant Dieu la
responsabilité d’une nouvelle guerre. Je ne veux pas revivre les horribles
jours de 1905 [62] …
En février 1914, le tsar était tombé sur un mémoire du
ministre de l’Intérieur Petr Dournovo qui l’avait intrigué. Il y était écrit qu’une
guerre européenne éclaterait à court terme et qu’elle s’éterniserait sans
doute, contrairement à ce qu’on pouvait penser. La Russie n’était pas prête à y
faire face ni sur le plan économique, ni sur le plan politique. Une défaite
militaire risquerait même de provoquer une révolution d’une ampleur inouïe. À
peu de chose près, c’était l’opinion de Grigori Efimovitch Raspoutine. Une
opinion que si peu de gens étaient disposés à écouter.
La chose apparaissait d’ores et déjà évidente. Le tsar
n’était pas de taille à contrecarrer ceux qui ne rêvaient que d’en découdre. À
donner raison aux gens qui avaient la conviction que la Russie était devenue
une autocratie sans autocrate. Et à ceux qui pensaient que, dans le couple
impérial, c’était Alicky et non Nicky qui portait la culotte…
Paris, 6 juillet, 16 h 00
Demeure officielle des chefs de l’État, l’Élysée avait la
réputation justifiée d’être un des palais les plus austères et les plus
inconfortables de la République. Raymond Poincaré n’en avait cure. Les questions
de confort ou de convenance étaient secondaires à ses yeux. D’ailleurs, la
sévérité du site s’accordait assez bien avec son tempérament renfermé. Et,
depuis son élection à la magistrature suprême en janvier 1913, il avait
tellement d’autres sujets de préoccupation !
La vie politique, française aussi bien qu’internationale,
s’était brusquement accélérée en quelques semaines. En mai, les élections
législatives avaient compliqué la tâche du président de la République en
donnant au pays une majorité parlementaire de centre gauche. L’enjeu n’était
pas mince. Une majorité de gauche à la Chambre des députés était la voie
ouverte à un cabinet Caillaux-Jaurès. De cet attelage qu’il estimait
contre-nature, Poincaré ne voulait à aucun prix.
Le chef de l’État ne se sentait aucune affinité politique
avec Jaurès, le socialiste. Du moins respectait-il l’homme, ses convictions
comme sa compétence. Ce n’était pas le cas pour Caillaux qu’il détestait. Le
député d’Évreux incarnait à peu près tout ce que Poincaré rejetait viscéralement.
L’aisance particulière de Caillaux ? Poincaré n’y voyait que de la
versatilité. Son intelligence brillante ? Du clinquant et du superficiel.
Son sens politique ? Du pur opportunisme.
Rien en Joseph Caillaux ne semblait trouver grâce auprès du président
de la République. Et certainement pas ses choix politiques dont il s’était
toujours défié. Poincaré ne serait pas l’homme qui ratifierait l’introduction
de l’impôt sur le revenu dans la fiscalité française. Il ne serait pas non plus
celui qui accepterait la suppression de la loi des trois ans, votée en
juillet 1913, sur la durée du service militaire. Une « loi de
virilité », avait clamé le comte Albert de Mun, figure de proue de la
droite royaliste pour qui la guerre relevait du registre spirituel. Une loi
simplement nécessaire, réplique de la loi allemande de juin 1912, pour
Poincaré.
Plus que jamais, l’ancien avocat lorrain se sentait une âme
de lutteur, prêt à servir pour le bien de la nation. Même à contre-courant,
s’il le fallait. Dans ces moments-là lui revenait à l’esprit la maxime célèbre
du cardinal de Richelieu : « Ce peuple français qui, ne sachant se
tenir au bien, revient si aisément du mal [63] … »
Poincaré, l’homme à la mémoire infaillible et à la mécanique
intellectuelle irréprochable. Dire que Clemenceau, ce faiseur de rois
autoproclamé, avait osé lui préférer pour l’élection présidentielle un vulgaire
Jules Pams ! Pouvait-on seulement imaginer ce comparse dans les habits
présidentiels ! Dire également que son prédécesseur direct, le bon président
Fallières qui avait l’affection des Français, n’avait pas hésité à lui lancer
une
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