1914 - Une guerre par accident
von Eckardt,
ministre d’Allemagne en poste dans ce pays, n’avait pu réprimer sa
stupéfaction :
— Giesl à Belgrade ! C’est comme si on envoyait
dans une poudrière quelqu’un qui ne cesse pas de fumer des cigarettes [97] !
Mais la diplomatie faisait loi. Entre excellences, Hartwig
et Giesl ne pouvaient éviter de se saluer et de s’en tenir à une courtoisie de
bon aloi. Ce matin-là, les deux ambassadeurs venaient juste d’échanger une
poignée de main. L’instant d’après, Hartwig s’écroulait au sol, foudroyé par une
attaque cardiaque. On prêterait à Giesl un commentaire de circonstance :
— Extrêmement déplaisant ! Juste chez nous !
Que ne va-t-on imaginer [98] …
La nouvelle se propagea telle une traînée de poudre dans
tout Belgrade. Le gouvernement serbe fit mettre sur-le-champ les drapeaux en
berne et décréta un deuil national. Il demanderait comme une faveur à
Saint-Pétersbourg qu’Hartwig puisse être inhumé en terre serbe.
Giesl, lui, ne pouvait se douter qu’après l’archiduc,
Hartwig était en un sens la toute première victime du cataclysme à venir.
Berlin, 12 juillet, 9 h 00
— Tenez, lisez donc cet article de Theodor Wolff dans
le Berliner Tageblatt . Étrange, n’est-ce pas ?
D’une sérénité toute professionnelle, le secrétaire aux
Affaires étrangères de l’Empire Gottlieb von Jagow tendait à Albert Ballin
le journal en question.
Jagow était un de ces réalistes qui s’attachaient, presque
par réflexe, à ne voir que le mauvais côté des choses. Pour un homme d’État,
cela pouvait être une qualité. Lorsqu’à son retour de lune de miel on lui avait
appris que le Kaiser avait accordé un blanc-seing aux Autrichiens, il avait
tout de suite senti le danger. Il n’avait pas jugé bon d’épiloguer. Juste un
commentaire laconique à son ami, l’industriel Krupp von Bohlen :
— Jamais je n’aurais procédé ainsi. Mais ce qui est
fait est fait. Désormais, il ne sera plus possible de manœuvrer contre Vienne [99] .
Le Kaiser parti en croisière, Bethmann-Hollweg en congé à la
campagne, Jagow était seul en charge à Berlin. Il fit appel à Albert Ballin
avec qui il entretenait des relations cordiales. Le patron de la Hapag se
trouvait encore en cure à Bad Kissingen. Dès le surlendemain, il était dans le
bureau de Jagow, à la Wilhelmstrasse.
— Que faut-il en déduire, monsieur le secrétaire
d’État ?
Albert Ballin avait du mal à saisir exactement où son
interlocuteur voulait en venir. Dans sa lettre l’appelant à Berlin, Jagow
s’était contenté de lui indiquer qu’il s’agissait d’une affaire urgente. Il
venait d’achever la lecture de cet article un peu ennuyeux du quotidien
berlinois dans lequel il était écrit que les Anglais auraient passé un accord
naval avec les Russes. Tout ceci restait très vague, très journalistique.
— … eh bien, cher ami, il faudrait que vous repreniez
contact avec Londres. Vous y avez des amis. Vous connaissez des gens comme
Haldane ou Churchill. Allez donc humer le vent là-bas.
— Seulement cela ? Mais le prince Lichnowsky, qui
est sur place, le fait déjà très bien.
— Oh, Lichnowsky… Intelligent et capable mais un peu
trop anglophile à mon goût. Surtout, il se trompe sur l’attitude anglaise à
notre égard. Glanez ce que vous pourrez. Votre opinion, vous le savez, m’est
toujours précieuse.
Ah, ces Allemands qui étaient fascinés par
l’Angleterre ! Jagow n’avait pas oublié ce rapport diplomatique de décembre 1912
dans lequel Lichnowsky avait clairement écrit que, dans le cas où l’Allemagne
attaquerait la France, l’Angleterre soutiendrait
« inconditionnellement » la France pour des raisons d’équilibre
européen. Irrité, le Kaiser n’avait accordé aucun crédit à ce rapport. La
Wilhelmstrasse, pas davantage.
Lichnowsky n’était guère unique dans son genre. Dans le
passé, cette engeance des anglophiles horripilait déjà Bismarck qui n’avait pas
de mots assez durs contre « ce stupide engouement des Allemands pour les
lords et les guinées [100] ».
Même le chancelier de fer n’avait rien pu contre l’effet d’imitation.
L’Allemagne, à présent, voulait des colonies en Afrique et ailleurs. Elle
ambitionnait de rayonner sur toutes les mers du monde. Tout comme l’Angleterre.
Le prédécesseur de Jagow, Alfred von Kiderlen-Waechter,
avait envisagé sérieusement de se rapprocher de Londres.
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