1914 - Une guerre par accident
Nicolson.
Forte personnalité, Cambon avait aussi son franc-parler
quand il le fallait. Il ne cachait guère son incrédulité pour certains choix du
Département, en matière de gestion des personnels notamment. Qu’avait-on eu
besoin de l’affubler de ce jeune attaché frais émoulu alors qu’il avait tant
besoin de diplomates d’expérience sachant garder la tête froide ?
L’intéressé se tenait d’ailleurs droit devant son bureau,
respectueux mais peu impressionné à vrai dire, une légèreté affectée lui tenant
lieu de contenance. Il s’appelait Paul Morand, avait à peine vingt-trois ans et
était sorti major du prestigieux concours des Affaires étrangères. Cambon
n’aurait pu deviner que, tout comme pour lui dans le passé, la diplomatie
n’avait pas été le premier choix du jeune homme.
Morand avait rêvé du Borda, l’École navale dans le langage des
initiés. Il fallait cependant être fort en maths. Hélas pour lui, ses aptitudes
en ce domaine étaient plus qu’approximatives. À la question :
« Qu’est-ce qu’un cercle ? » il avait un jour répondu
benoîtement : « Un rond [91] . »
Certes, le jeune Blaise Pascal appelait « barre » la ligne droite.
Mais la comparaison s’arrêtait là. Pascal, après tout, avait presque inventé à
lui seul la géométrie…
Morand s’en était retourné sans regret vers ses affinités
littéraires et son dandysme. Peu de temps après, on lui avait présenté un jeune
écrivain talentueux du nom de Jean Giraudoux qui, assez curieusement, se
destinait à la diplomatie. Il avait également fait la connaissance d’un autre
poète en herbe, Alexis Léger [92] .
Lui aussi envisageait la carrière. Dans son cas, Morand n’en avait guère été
étonné : « Quand il parlait aux gens, il avait toujours l’air de
parler à des esclaves [93] … »
Devenu diplomate à son tour, Morand avait été affecté au
service du Protocole. Pour un salaire de cent vingt francs par mois, il y avait
appris à exécuter correctement les pleins et les déliés et à user à bon escient
des formules de politesse. Bien sûr, il y eut quelques ratés de jeunesse.
Présenté à Alfred Dumaine, alors ministre de France à Munich, il n’avait pas
trouvé mieux que renverser son café sur le pantalon blanc de l’éminent
diplomate.
À Londres où il fut ensuite nommé, Paul Cambon l’avait
aussitôt invité à déjeuner. L’ambassadeur n’avait pas été déçu : le jeune
attaché s’était présenté en complet marron et bottines jaunes !
La suite avait été à l’avenant. Plus d’une fois, Cambon fut
surpris en train de loucher sur les rideaux orange et noir que son
collaborateur avait fait suspendre aux fenêtres de son bureau. Horrifié,
l’ambassadeur levait les yeux au ciel :
— Une idée de mon attaché cubiste [94] …
Le jeune Morand se rêvait vénitien. À défaut, il se faisait
une raison en arpentant les rues de Little Venice, ce quartier londonien peuplé
de platanes centenaires, au nord de la gare de Paddington. Comme il y avait si
bien réussi à Paris, il se mit en quête de frayer avec le grand monde. Des
comtes, des duchesses, des excellences. Le Claridge’s lui devint familier. Il
le reconnaîtrait sans fard : « En un mot, je fus snob. C’est un
tribut à payer : mieux vaut le payer au début qu’à la fin de sa vie [95] … »
Toujours aussi féru de littérature, le jeune Morand avait
également dévoré le premier roman d’un auteur inconnu, Marcel Proust. Le
titre : Du côté de chez Swann . Il assurait que rien de tel n’avait
été écrit depuis L’Éducation sentimentale de Flaubert.
Un original, vraiment, ce jeune attaché d’ambassade. Ce
jour-là, 8 juillet, il avait une requête à adresser à son patron : la
permission d’effectuer un voyage d’études en Irlande. Cambon avait failli en
laisser tomber son monocle de stupéfaction :
— Un voyage d’études ? Je vois. Vous appartenez
sans doute à la nouvelle génération d’attachés, celle qui entend signer les
traités [96] …
Belgrade, 11 juillet, 11 h 15
Le ministre de Russie à Belgrade Nicolas Genrikhovitch von Hartwig
rendait visite à son collègue autrichien, le baron Vladimir von Giesl. Les
deux hommes se détestaient autant qu’il était possible. Protégé d’Iswolsky,
Hartwig était regardé comme un extrémiste. Giesl, lui, passait pour un agité et
un impulsif. Lors de sa nomination en Serbie, le baron
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