1914 - Une guerre par accident
Le Kaiser avait fait
capoter les manœuvres diplomatiques, estimant que les affaires de ce genre
devaient s’arranger au sein du « club dynastique », sans que de
vulgaires politiciens aient à s’en mêler.
Les Anglais, de leur côté, n’étaient pas restés tout à fait
insensibles à un si touchant mimétisme. Eux aussi avaient parfois la tentation
de se rapprocher du voisin germanique. À la fin des années 1880, le
secrétaire aux Colonies Joseph Chamberlain avait été dans cette perspective de
rapprochement :
— Sine Germania, nulla salus (sans l’Allemagne,
point de salut) !
Le Premier ministre lord Salisbury avait paru plus
nuancé. Peut-être aurait-il bien voulu mais il avait surtout craint de se faire
renverser par les libéraux qui ne le lui auraient pas pardonné. La mort dans
l’âme, il avait dû renoncer :
— Aujourd’hui la démocratie gouverne, non
l’aristocratie [101] …
Tout ceci était bien loin, à présent. En sortant du bureau
de Jagow, Ballin eut le sentiment désagréable qu’on se servait un peu de lui.
Abuserait-on de ses relations d’amitié avec les Britanniques ? Il restait
cependant un homme de fidélité et de devoir. Dès le lendemain aux aurores, il
s’embarqua pour Londres.
La première visite de Ballin fut pour Ernest Cassel. Une
vieille habitude. Combien de missions de rapprochement et de conciliation
anglo-allemandes les deux hommes avaient-ils menées en bonne intelligence
depuis six ans ? Avec succès, d’ailleurs. En 1911, lors de la nouvelle
crise marocaine entre la France et l’Allemagne, ils avaient travaillé à
tempérer l’irritation des Anglais. Cette fois-là, les Allemands n’avaient pas
hésité à envoyer la canonnière Panther , dans la baie d’Agadir, à seule
fin d’intimider les Français. Les Anglais avaient été choqués par la brutalité
du procédé.
L’affaire marocaine avait été un avertissement pour toute
l’Europe. La preuve était faite que des motifs assez insignifiants pouvaient
conduire à la catastrophe. À l’époque, les diplomates étaient parvenus à
surmonter l’atmosphère de méfiance générale. Le pourraient-ils de nouveau
aujourd’hui ?
Ballin eut d’autres entretiens avec lord Haldane, avec
Edward Grey et avec Churchill bien sûr. À la City, il rencontra des banquiers
et des capitaines d’industrie, la plupart germanophiles convaincus. Ceux-ci lui
rappelèrent que l’Allemagne était de plus en plus dépendante du marché mondial
et n’avait nullement intérêt à la guerre.
Les milieux d’affaires restaient coûte que coûte favorables
à la paix et à la stabilité. Dans le passé, Bismarck s’en était gaussé. Plus
tard, l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Londres, Wolf-Metternich, n’hésiterait
pas à écrire au prince von Bülow que « la haute finance tremble de
peur dès qu’il y a des complications politiques [102] ».
Le monde du business ne voulait à aucun prix de la guerre, dans les Balkans, au
Maroc ou ailleurs. N’exagérait-on pas d’ailleurs l’ampleur de la crise
actuelle ? Bible des banquiers et des industriels, le Financial Times n’y consacrait que de brefs entrefilets en pages intérieures. On se disait
qu’il devait tout de même y avoir une raison à cela.
C’est en homme tourmenté qu’Albert Ballin prit le chemin du
retour. Des précisions sur l’accord naval anglo-russe, il n’en avait guère dans
sa besace. Il avait seulement appris que Grey s’était plaint au comte
Beckendorff, l’ambassadeur de Russie, à ce sujet. L’Anglais ne savait pas
encore que ce dernier n’était en rien responsable des rumeurs. Il y avait eu
des fuites à Chesham Palace, l’ambassade russe, et le responsable n’était autre
que le deuxième secrétaire Basil von Siebert, un Balte à la solde de
l’Allemagne.
Tout ceci était au fond assez secondaire. Ballin avait
surtout retiré une certitude de son voyage : s’ils ne souhaitaient pas la
guerre, les Anglais n’étaient pas non plus disposés à avaler des couleuvres ou
à céder à l’intimidation. Même si la fiabilité de ses rapports était contestée
à Berlin, Lichnowsky ne se trompait pas.
Peu après, Ballin consigna ses réflexions par écrit, ce qui
ne lui arrivait que très rarement : « Mon cerveau un peu fatigué ne
parvient pas à apercevoir la justesse de la conception allemande. Mais il est
vrai que je ne vois les choses que de mon point de vue de commerçant [103]
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