1914 - Une guerre par accident
encore le centre de toutes les
préoccupations, était loin. On se trouvait désormais sur une autre planète,
celle de tous les dangers.
Dans la minute qui avait suivi son retour à Belgrade, Pasic
avait contacté les Russes. Le délai imposé par Vienne via Giesl était démentiel.
Il lui fallait gagner du temps. Il lui fallait aussi s’enquérir des intentions
exactes de l’allié privilégié.
Déjà faux bruits et rumeurs couraient tout Belgrade. Ici, on
prétendait que le régent Alexandre avait quitté le pays avec armes et bagages.
Là, on assurait au contraire qu’il était en son palais, prêt à mener la
résistance. Les chefs militaires serbes appelaient ouvertement à en découdre
contre l’Autriche. De son côté, le gouvernement serbe dépêchait légats et
émissaires dans toutes les ambassades amies. Las, l’ambassade italienne était
déserte. L’ambassade anglaise ne répondait plus. À l’ambassade de France, il ne
restait plus qu’un jeune attaché pour dispenser des mots malhabiles de
réconfort et de sympathie. Quant au tsar, il demeurait pour l’instant muet.
Aux yeux de Pasic, une seule stratégie restait possible. Il
ne l’avait pas dissimulé à ses proches :
— Faire profil bas, accorder le maximum de concessions
à l’Autriche et en appeler à la solidarité des nations.
Tout le monde n’était pas d’accord, certains jouant même les
fiers-à-bras. Face à tant de stupidité, le président du Conseil explosa de
fureur :
— Vous n’êtes qu’une bande
d’incapables malfaisants ! Cherchez-vous donc à vous faire
écraser ? Vous ne comprenez donc pas que l’image de notre malheureux pays
est complètement discréditée depuis Sarajevo [137] ?
Dans la soirée, Pasic reprit un peu espoir. Passé la torpeur
initiale, l’Europe était en train de se reprendre. À Londres, le Foreign Office
prêchait la conciliation à la Serbie. Les exigences autrichiennes allaient
peut-être trop loin mais on n’avait plus guère le choix. C’était la paix
européenne qui était en jeu. On prétendait que le conseil provenait de sir Edward
Grey en personne. Même son de cloche chez les Italiens. On supposait qu’il en
allait de même du côté de la France, même si les deux têtes de l’exécutif,
Poincaré et Viviani, restaient injoignables.
Du côté russe, mutisme ne rimait pas forcément avec
attentisme. Sazonov avait lui aussi conseillé aux Serbes de céder du terrain,
quitte à louvoyer quelque peu. Sa position n’était pas des plus confortables.
Le dernier Conseil des ministres avait donné lieu à un communiqué, approuvé par
le tsar, dans lequel il était dit :
« L’honneur de la Russie, sa dignité, sa mission
historique, si elle veut conserver son rang en Europe, exigent qu’elle
soutienne la Serbie et cela, s’il le faut, par les armes [138] . »
Sazonov devait compter avec ceux qui, auprès du tsar,
poussaient clairement à l’affrontement avec l’Autriche, du grand-duc Nicolas au
ministre de la Guerre Soukhomlinov. Et il ne fallait pas espérer le soutien du
président du Conseil, Ivan Goremykine, qui attendait de savoir de quel côté le
vent tournerait.
Serguei Sazonov eût sans doute été horrifié si on lui avait
mis sous le nez la dépêche diplomatique officielle qu’il avait signée en 1912,
au lendemain de la première guerre balkanique. Il y écrivait alors :
« La terre promise serbe est enclose dans l’Autriche-Hongrie actuelle… le
temps travaille pour la Serbie et pour la ruine de ses ennemis, qui donnent
déjà des signes évidents de désintégration [139] . »
En attendant, le chef de la diplomatie russe avait décidé de
passer ses nerfs sur des boucs émissaires tout désignés. Ils avaient pour noms
Szapary et Pourtalès, respectivement ambassadeurs d’Autriche-Hongrie et
d’Allemagne. Sazonov les avait reçus tour à tour.
Lorsque le vieil aristocrate hongrois s’était mis à lire
imperturbablement le texte de l’ultimatum, dont Sazonov connaissait déjà la
teneur, ce dernier avait perdu patience :
— Vous rendez-vous compte ? Vos exigences
insensées chassent les Serbes de leurs propres maisons !
L’ambassadeur ne s’était pas départi de son
sang-froid :
— Il serait vraiment déplorable que la monarchie russe
ne comprît pas que, dans cette question, ce sont ses principes même à savoir
tout ce que la Russie a de plus sacré qui se trouvent en jeu.
— Les principes monarchiques
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