1914 - Une guerre par accident
affecté
la marge de manœuvre de San Giuliano.
Comme la plupart de ses collègues du gouvernement, le chef
de la diplomatie italienne n’avait pas été perturbé par l’assassinat de
Sarajevo. L’archiducale victime traînait une réputation d’hostilité sinon de
mépris à l’égard de l’Italie. De toute façon, il était autrichien et les
Italiens, aujourd’hui comme hier, ne portaient guère les Autrichiens dans leur
cœur.
Les différends avec Vienne étaient incessants comme celui
qui portait sur la villa d’Este à Tivoli. Le gouvernement italien cherchait de
longue date à l’acquérir et son propriétaire autrichien s’y refusait
obstinément. Le propriétaire, un certain François-Ferdinand.
San Giuliano n’en restait pas moins un pragmatique. La
Triplice, cette alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, existait
depuis plus de trente ans. Elle pouvait favoriser les desseins italiens en
Méditerranée, c’était un fait. Tout comme étaient une réalité, lancinante
celle-là, ces provinces italiennes du Haut-Adige, de Trente et de Trieste sous
la coupe de l’Autriche.
Au fond, se disait le marquis, qu’avait à gagner l’Italie à
un éventuel triomphe diplomatique de l’Autriche sur la Serbie ? Rien,
selon toute vraisemblance, et certainement pas une récupération éventuelle des
provinces irrédentes. D’où sa préférence, depuis le début de la crise, pour une
politique d’apaisement.
À quoi bon s’engager, d’ailleurs ? L’armée italienne
était loin d’être prête et changeait constamment de chef d’état-major. Il est
vrai que le dernier en date, le général Alberto Pollio, venait d’être terrassé
par une crise cardiaque.
La veille, apprenant l’ultimatum de Vienne, San Giuliano
avait joint Pasic pour le convaincre de céder sur toute la ligne :
— Acceptez, acceptez, mon cher ! Ne pensez même
pas à ce que vous êtes en train d’accepter [132] !
L’essentiel était de gagner du temps, à tout prix. Couper
d’abord l’herbe sous le pied des Autrichiens, en faisant mine de tout concéder,
afin de les priver de toute espèce de casus belli . Puis les embarquer
dans une conférence internationale au cours de laquelle tous les marchandages
deviendraient possibles.
Ce n’était pas si mal vu, de même qu’était pertinent le
conseil qu’il avait donné à son alter ego britannique, sir Edward
Grey :
— Faites donc savoir que Londres interviendrait dans un
conflit aux côtés de la France. Cela dissuaderait à coup sûr les Allemands [133] .
Grey avait fait malheureusement l’inverse. Le plus important
pour San Giuliano était de ne pas laisser le champ libre au Kaiser. Dieu sait
de quelles folies il était capable ! La diplomatie allemande dans son
ensemble était d’ailleurs en train de devenir inquiétante. Lorsque s’était
effondré le régime albanais, au printemps dernier, l’ambassadeur allemand Hans von Flotow
lui avait proposé un bien étrange marché :
— L’Albanie est décidément un pays ingérable. Que
diriez-vous d’en annexer une partie, l’autre partie pouvant revenir à
l’Autriche [134] ?
San Giuliano avait habilement décliné l’offre :
— Vous savez à quel point l’unité de mon pays m’est
chère. Mais il serait risqué d’annexer des territoires si différents du point
de vue ethnique. Des territoires situés, qui plus est, dans les Balkans [135] !
Bien sûr, il y avait encore et toujours cet incontournable
traité de la Triplice de mai 1882. Or San Giuliano savait tout autant
qu’un autre, et peut-être mieux, lire un traité international. Celui-ci
stipulait en son article VII que l’Italie pouvait s’exonérer de ses
responsabilités d’alliée dans l’hypothèse où l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie
ne mèneraient pas une guerre purement défensive.
*
À Tarasp, petite station dans le canton suisse des Grisons,
l’amiral Alfred von Tirpitz prenait tranquillement les eaux depuis le
début du mois de juillet. Il se trouvait en compagnie du ministre prussien de
l’Intérieur Friedrich Wilhelm von Loebell, lorsqu’il prit connaissance de
l’ultimatum autrichien. Il fit aussitôt demander au chancelier Bethmann-Hollweg
s’il lui fallait rentrer à Berlin. La réponse fusa dans l’heure qui
suivit : « N’en faites absolument rien. Tout retour précipité
pourrait faire sensation. »
Mais le sens politique se situe parfois là où on ne l’attend
pas.
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