1914 - Une guerre par accident
Écoutant ce qu’il croyait être son devoir et son sens des responsabilités,
Tirpitz plia néanmoins bagage sur l’heure. Loebell en fit autant.
Saint-Pétersbourg, 24 juillet, 12 h 30
Déjeuner de travail chez l’ambassadeur de France en Russie.
Amphitryon en temps de crise, l’un des rôles de prédilection de Maurice
Paléologue. Ses hôtes ? L’ambassadeur d’Angleterre sir George
Buchanan, un tory bon teint qui œuvrait avec persévérance au
rapprochement de son pays avec la Russie. Ce n’était guère une tâche aisée. En
loyal sujet de Sa Majesté, sir George se méfiait de la France. Il n’avait
jamais été convaincu du bien-fondé de la politique d’Entente cordiale. Mais
tout cela avait-il encore de l’importance aujourd’hui ?
L’autre invité de l’ambassadeur français n’était autre que
le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Dimitrievitch Sazonov. Depuis
1910 cet homme de cinquante-quatre ans, dont le regard triste révélait une
intelligence fine, était aux affaires. Professionnel de la diplomatie, il
passait pour un modéré. Sans doute parce que, au-delà des rodomontades des
généraux, il était conscient des faiblesses du dispositif militaire russe. La
Russie n’était pas prête et il le savait.
Sazonov entra immédiatement dans le vif du sujet :
— C’est un coup monté, mon cher Paléologue, on aurait
dû s’en douter ! Berchtold a très probablement calculé l’heure de départ
de votre président pour délivrer son ultimatum [136] .
— Qu’est-ce que ça change ? Nous savons tous trois
que Vienne est devenue enragée. Raison de plus pour se serrer les coudes et
afficher notre fermeté commune !
Paléologue était remonté comme jamais. Sazonov ne paraissait
pas convaincu :
— Et si cela doit nous mener à la guerre ?
— La fermeté n’exclut pas la conciliation. La guerre,
vous le savez bien, ce sont les puissances germaniques qui en détiennent les
clés.
Au fur et à mesure du déjeuner, la tension se faisait
palpable :
— Que ferait l’Angleterre si le pire devait
arriver ?
Paléologue dut remercier intérieurement Sazonov d’avoir
lui-même posé la question. Buchanan n’osa pas regarder ses deux collègues dans
les yeux :
— Je suppose que nous resterons neutres. J’en mesure les
conséquences. La France et la Russie risquent fort d’être écrasées
militairement.
D’une voix étranglée, Sazonov rompit le silence gêné qui
s’était installé :
— Mais vous savez bien que la neutralité de
l’Angleterre est suicidaire !
Paléologue vint à sa rescousse :
— Nous le savons tous. L’Angleterre est garante de la
paix. L’Allemagne n’oserait jamais attaquer la Russie, la France et
l’Angleterre réunies.
Buchanan finit par se jeter à l’eau, ce qui ne lui était pas
coutumier :
— Gentlemen, vous prêchez un convaincu. Mais la simple
honnêteté me fait un devoir de vous dire ceci : notre opinion publique est
encore très éloignée de comprendre ce que l’intérêt national nous commande avec
tant d’évidence.
L’ambassadeur anglais promit d’en référer dans les meilleurs
délais au secrétaire au Foreign Office. C’était le maximum de ce qu’il pouvait
se permettre. Serguei Sazonov prit congé pour se rendre au Conseil des
ministres. Dans la salle à manger de l’ambassadeur de France, la pendulette du XVIII e siècle
ouvragée à l’or fin marquait trois heures précises.
Belgrade, 24 juillet, 15 h 30
Un vent de panique soufflait sur la salle du Conseil des
ministres. Depuis leur retour précipité dans la capitale, au petit matin,
Nikola Pasic et son équipe travaillaient d’arrache-pied. L’ambiance était
irréelle, faite d’agitation enfiévrée et d’attente anxieuse. Il leur restait
exactement vingt-six heures et trente minutes avant le terme fixé.
Répondre à l’ultimatum autrichien était mission impossible
et chacun en avait bien conscience. Il fallait pourtant essayer car ce qui en
dépendait était la survie même du royaume de Serbie.
Le président du Conseil était méconnaissable. En bras de
chemise, lavallière dénouée, Pasic distribuait les ordres, encourageant les
uns, houspillant les autres. Ici il lançait des directives, là il mettait
lui-même la main à la pâte, corrigeant un texte, biffant, raturant
nerveusement. Quel opposant politique aurait pu le taxer de mollesse en un tel
moment ? Mais la campagne électorale, hier
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