1914 - Une guerre par accident
détention préventive à la
prison Saint-Lazare.
Il y avait du pathétique dans cette femme atteinte dans sa
dignité. Mais qu’avait-elle besoin d’en rajouter en se présentant dans le box
des accusés en fine voilette et gantée, tout de noir vêtue ! Que ne lui
avait-on dit que l’apprêt de sa mise nuisait à la spontanéité de son
comportement. Jusqu’aux malaises dont elle était frappée aux moments les plus
dramatiques du débat !
On racontait qu’au cours de la toute première audience, dans
cette salle aux murs bleus étouffante de chaleur, elle avait lâché
ingénument :
— Le matin du meurtre, je ne savais pas encore si
j’irais à un thé ou au Figaro [145] …
Au fil des audiences du procès, la presse se déchaînait.
Même Le Temps , dont la réserve était pourtant légendaire, y consacrait
une édition spéciale quotidienne. Pour la presse de la droite nationaliste, la
cause était déjà entendue. Elle sanctifiait Calmette, tombé au champ d’honneur,
victime de son patriotisme : un héros des temps modernes en quelque sorte.
Elle encensait l’avocat de la partie civile, le bâtonnier Chenu, un vieux
conservateur qui détestait Joseph Caillaux et défendait d’instinct toutes les
causes nationalistes.
Enflammée, la presse était circonspecte envers les magistrats
qui dirigeaient les débats et à qui était sans doute reprochée une absence de
passion. On trouvait le président Albanel trop courtois sinon complaisant. Lors
d’une audience, une violente altercation l’avait opposé à un de ses assesseurs.
Le différend avait failli se régler armes en main au bois de Boulogne. Quant au
procureur général Herbeaux, il passait carrément pour
« cailleautiste »…
Les traits les plus acérés et les plus venimeux étaient
pourtant réservés à deux hommes. Le premier était l’avocat de la défense, le
bâtonnier Fernand Labori. Haï de longue date par la droite activiste, ce
dernier était connu pour son éloquence torrentueuse qui n’avait d’égale qu’une
intelligence éblouissante. Il avait défendu Zola et Dreyfus et passait pour un
des plus grands avocats d’assises. En 1910, M e Labori l’avait
emporté sur Raymond Poincaré dans la course au bâtonnat. La seconde cible
privilégiée était, bien sûr, Joseph Caillaux lui-même.
Polémistes et pamphlétaires rivalisaient d’ardeur sur les
thèmes de « Caillaux le traître », inféodé à l’Allemagne et
« Caillaux le lâche », envoyant sa femme perpétrer l’assassinat de
Calmette à sa place. M e Chenu avait eu des mots très durs
envers l’ancien président du Conseil :
— M. Caillaux a d’exceptionnelles qualités d’esprit,
une haute intelligence mais dépassée par l’opinion que visiblement il en a. Une
ambition sans frein ni limite, mais curieusement impatiente des
obstacles : comme législateur faisant les lois, comme ministre les faisant
appliquer mais ne pouvant, pour lui, en supporter le joug comme citoyen [146] …
Il est vrai que Caillaux s’était placé de lui-même au centre
du procès, occupant la barre des témoins, interrompant les dépositions ou
venant à la rescousse d’une défense jugée parfois trop timorée. Histoire d’ego
et de vanité personnelle, mais aussi de calcul politique. L’élu de Mamers
s’était mis en marge de la vie politique au cours de ces dernières semaines.
Pour peu que sa femme obtienne l’acquittement, il y reviendrait en vainqueur
incontournable. Même Poincaré devrait s’incliner et lui concéder, à la rentrée
de septembre, la direction du gouvernement qui lui revenait de droit.
En attendant, le procès tournait à l’événement politique et
littéraire. La liste des témoins, plus de soixante-dix, était impressionnante.
Tout le Gotha mondain ou presque y figurait. Du président Poincaré aux
ministres Barthou, Painlevé et Briand. De l’écrivain Paul Bourget à l’essayiste
maurrassien Abel Bonnard. Sans pitié mais avec finesse, le caricaturiste Forain
croquait tout ce beau monde.
Loin des débats de prétoire, Raymond Poincaré ne perdait pas
lui aussi une miette de ce procès. Sa fébrilité était à la mesure de son
appréhension. Il redoutait d’être mis en cause d’une façon ou d’une autre. Il
avait déjà donné son témoignage qu’était venu consigner, à l’Élysée même, le
premier président de la cour d’appel. À ce dernier, il avait révélé qu’il avait
reçu Joseph Caillaux le
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