1914 - Une guerre par accident
autres seront pris en considération par le gouvernement
de Sa Majesté [190] …
Londres ne proposa pas la moindre indemnisation ou
compensation. Les deux navires furent sommairement rebaptisés Azincourt et Erin . Pour les Britanniques, deux cuirassés valaient davantage que
l’alliance de l’Empire ottoman.
Paris, 29 juillet, 13 h 20
Le train présidentiel s’immobilisa lentement gare du Nord.
Quelques heures plus tôt, Raymond Poincaré et René Viviani avaient débarqué à
Dunkerque où les avaient accueillis le sous-secrétaire d’État Abel Ferry et le
ministre des Travaux publics, René Renoult. Ils avaient fait route pour Paris
dans le même compartiment.
Le chef de l’État était plongé dans les dépêches et les
rapports qu’on lui avait préparés. L’un d’entre eux émanait de Paul Cambon qui
était venu quelques jours au Quai d’Orsay prêter main forte à Philippe Berthelot.
À un moment, Renoult s’était risqué à interrompre le président dans sa
réflexion :
— Cela s’arrangera, n’est-ce pas, monsieur le
Président ?
— Non, ça ne peut pas s’arranger, ça ne peut pas
s’arranger [191] …
Dans le compartiment voisin, Margerie lisait au calme le
dossier qu’on venait de lui remettre et qu’on appelait encore au Quai le
« Conflit austro-serbe ». Lorsqu’il le referma, il murmura :
« C’est beaucoup moins grave que je ne pensais, ça s’arrangera
certainement [192] . »
Gare du Nord régnait une atmosphère de liesse patriotique.
Depuis dix heures du matin, les nationalistes avaient organisé l’accueil,
ligues en tête. Les drapeaux tricolores claquaient fièrement au vent. Des
banderoles étaient déployées, appelant à la revanche. Maurice Barrès avait
convaincu tout le gratin de la droite intellectuelle de se joindre à lui.
Poincaré fut impressionné par les clameurs et par cet
accueil si inattendu. Il comprit soudain que les événements avaient changé de
dimension et que les douceurs de la croisière n’étaient déjà plus qu’un
souvenir.
Il n’y avait désormais plus aucune seconde à perdre. Trop de
temps avait été inutilement gaspillé jusque-là. Le chef de l’État convoqua
sur-le-champ un Conseil des ministres pour dix-sept heures. On eut toutes
les peines du monde à retrouver Viviani. Certains huissiers chuchotaient
pudiquement que le chef du gouvernement s’était « égaré ». On crut
d’abord qu’il était chez sa maîtresse, une comédienne pensionnaire du Français.
D’autres pensaient plutôt à une « momentanée ». Impitoyable, Joseph
Caillaux épiloguerait :
— Est-ce qu’on « s’égare » en des heures
pareilles [193] ?
Un Caillaux plus remonté que jamais. L’ancien président du
Conseil songeait déjà à la reconquête. À l’issue du Conseil des ministres, le
ministre de l’Intérieur Malvy lui avait téléphoné de passer d’urgence place
Beauvau :
— Je souhaite votre avis, mon cher président, sur la
décision que vient de prendre le Conseil. Sous le sceau du secret évidemment…
Louis Malvy se rengorgea :
— Voilà, la Russie est sur le point de mobiliser.
— Et quelle est notre position ?
— Nous nous sommes engagés à la soutenir.
— Vous donnez au traité d’alliance une interprétation
un peu extensive. Mais admettons. Naturellement, vous vous êtes mis d’accord
avec les Anglais…
— Les Anglais ? Il n’a jamais été question des
Anglais !
Caillaux bondit alors de son fauteuil :
— Malheureux ! Vous venez de déclencher la guerre [194] !
Au Quai d’Orsay, on redoublait d’efforts. En l’absence de
Pierre de Margerie, Philippe Berthelot avait accompli un travail remarquable.
Il était d’autant plus à louer que Paléologue, par sa lenteur à communiquer des
informations essentielles, l’avait tenu dans un brouillard relatif.
À pied d’œuvre désormais, Margerie reçut dans la nuit du 29
au 30, sur le coup de trois heures du matin, la visite du conseiller de
l’ambassade russe à Paris, Mathieu Sevastopoulo. Au même moment, dépêché
également par Iswolsky, le comte Ignatiev, attaché militaire russe, effectuait
une démarche analogue auprès de Messimy. Le gouvernement français était destinataire
d’un message de Sazonov.
La tension entre Saint-Pétersbourg et Berlin atteignait un
seuil critique. La Russie estimait ne pouvoir faire autrement qu’accélérer ses
préparatifs militaires. La guerre devenait
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