1914 - Une guerre par accident
Le
général était un homme dévoué mais pas courageux. Il bredouilla une non-réponse
et se fit rabrouer vertement.
Remonté à bloc, Sazonov reprit derechef l’initiative :
— Sire, hier soir l’armée austro-hongroise a commencé à
bombarder Belgrade. Dans les rues de Pétersbourg, l’excitation est à son
comble. Si nous ne faisons rien, nous risquons une révolution [207] !
Sazonov n’exagérait pas tout à fait. Depuis la déclaration
de guerre autrichienne à Belgrade, l’émotion ne faisait que croître dans le
pays. La presse était chauffée à blanc tandis que les manifestations panslaves
se multipliaient un peu partout. On racontait même que les ouvriers grévistes
abandonnaient leurs barricades pour y prendre part. Dans les églises
orthodoxes, les popes ne savaient plus où donner de la tête pour bénir les
frères martyrs de Serbie.
Soudain tout devenait tragique. Le tsar Nicolas écoutait,
silencieux. Enfin, dans un soupir à peine rentré, il se leva avec précaution de
son fauteuil. Le moment décisif était venu.
— Eh bien, Serguei Dimitrievitch, les dés sont jetés.
Téléphonez au chef de l’état-major que je signe le décret de mobilisation
générale.
Sans un mot, Sazonov s’inclina respectueusement et sortit en
trombe du bureau transmettre l’ordre par téléphone à Ianouchkhévitch. Avant de
raccrocher, le chef de la diplomatie russe ne put s’empêcher une ultime
recommandation :
— Général, à partir de maintenant et pour les heures à
venir, arrangez-vous pour rester introuvable. Mieux encore, brisez votre
téléphone [208] !
Il était alors quatre heures de l’après-midi. Dans la nuit
tombante, de grandes affiches rouges annonçant la mobilisation furent collées
sur les murs des bâtiments publics de Saint-Pétersbourg. Au même moment, le
tsar nota dans son Journal personnel :
« Aujourd’hui, nous avons joué au tennis. Il faisait un
temps magnifique… J’ai été continuellement appelé au téléphone [209] . »
*
Il était dix-neuf heures passées à Bruxelles lorsqu’un
courrier spécial se présenta à la résidence du ministre d’Allemagne. En poste
dans la capitale belge depuis peu, ce dernier retint son souffle en prenant
réception du pli qu’on lui tendait.
Karl-Konrad von Below-Saleske était un diplomate de la
vieille école. Sa raideur naturelle, ses moustaches taillées en croc ainsi que
son éternel fume-cigarette en jade en étaient les signes infaillibles. Qui
aurait pu imaginer cette caricature de fonctionnaire prussien en baroudeur
bourlinguant aux quatre coins du monde ?
Et pourtant, le ministre von Below était loin d’être un
diplomate de salon. Des guerres et des révolutions, il en avait eu son
comptant. Comme s’il les attirait ! Sur son bureau figurait en bonne place
un cendrier en argent. Il était percé d’une balle. À ses visiteurs qui s’en
étonnaient, il expliquait doctement :
— Quand j’étais en poste à Constantinople, il y eut une
révolution. Auparavant, j’avais été affecté en Chine. Il y avait eu la révolte
des Boxers. Ce trou vient d’un coup de fusil tiré à travers la fenêtre. Vous
voyez, je suis un oiseau de mauvais augure…
Et von Below d’éclater de rire avant de rassurer
l’interlocuteur éberlué :
— Je me suis calmé depuis. Croyez-moi, je suis de tout
repos désormais [210] !
En ce début de soirée du 29 juillet, le ministre
d’Allemagne venait d’achever son pensum de la journée : la rédaction d’une
dépêche sur la dernière manifestation pacifiste à Bruxelles, dans la foulée de
la réunion du bureau de l’Internationale socialiste. Il considéra l’enveloppe
dûment scellée qu’on venait de lui remettre. Elle portait à l’encre rouge la
mention « À n’ouvrir que sur instruction expresse ». Les ennuis
étaient de retour. De très sérieux ennuis, cette fois.
Von Below ne savait pas encore que le roi Albert de
Belgique, un Hohenzollern par sa mère, venait d’approuver la décision de son
gouvernement de faire rappeler les réservistes. Dans quelques heures, dans
quelques jours tout au plus, le ministre d’Allemagne ne pourrait éviter des
discussions embarrassantes avec ses interlocuteurs habituels. Avec le baron de
Bassompierre, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, à coup sûr. Avec
Julien Davignon, le chef de la diplomatie belge, sans doute également pour peu
que la situation devienne aussi
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