1914 - Une guerre par accident
grave qu’il commençait à le supposer.
*
Ce jour-là, Margot Asquith fit télégraphier à sa fille
Elizabeth d’abréger sur-le-champ ses vacances hollandaises. Au déjeuner, elle
dissuada fermement sa sœur Lucy de partir dans le sud de la France pour s’en
aller peindre les paysages provençaux baignés de lumière. La vigueur
particulière de ses propos frappa ses convives, lord d’Abernon et l’archevêque
de Canterbury.
Au palais de Buckingham, le roi George V nota
scrupuleusement dans son Journal de bord à la date du
29 juillet : « L’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie. Où
cela finira-t-il ? Je vis en ce moment des heures de grande angoisse. »
Ce jour-là, on pouvait lire dans le Wiener Zeitung une déclaration de Sa Majesté apostolique l’empereur François-Joseph :
« J’ai tout examiné et tout pesé. C’est la conscience tranquille que je
m’engage sur le chemin que m’indique mon devoir. »
Potsdam, 30 juillet, 9 h 30
Le Kaiser ne décolérait pas contre les Anglais. Contre toute
évidence, malgré les messages alarmistes répétés de Lichnowsky, il était
convaincu d’avoir été roulé dans la farine. Plutôt que de s’en prendre à
lui-même, le Kaiser préférait désigner des boucs émissaires.
Son propre frère Henri de Prusse, qui avait passé un mois en
Angleterre au moment de Sarajevo, n’était-il pas revenu plein d’espoir sur la
neutralité de Londres ? C’était l’avant-veille. Guillaume en avait
conclu :
— J’ai la parole d’un roi ! Cela me suffit [211] !
La chose était sûre, on l’avait dupé. Une conspiration se
tramait afin de contrarier l’ambition légitime de l’Allemagne d’avoir sa place
au soleil. Le Kaiser était singulièrement vindicatif envers le Foreign Office
et n’avait pas de mots assez durs envers Grey, qu’il traitait de
« minable ». Le gouvernement britannique en général, cette
« sale bande de boutiquiers [212] »,
ne trouvait pas davantage grâce à ses yeux. Voilà d’ailleurs où menait le
régime parlementaire.
Toutefois, pour Guillaume, le grand responsable dans cette
affaire était le roi d’Angleterre. Moins le souverain actuel, George, que son
père, le défunt roi Édouard. Guillaume n’avait jamais eu la moindre indulgence
pour cet oncle affable et bedonnant. Sa vie un peu dissolue alors qu’il n’était
que le prince de Galles l’avait scandalisé. Mais c’était l’Entente cordiale
avec la France qu’il ne pouvait lui pardonner.
Les sentiments de Guillaume envers Angleterre étaient ceux
d’un amour déçu et d’un complexe remontant à la naissance. Le petit-fils adoré
de la grande Victoria était littéralement fasciné par cette île qui dominait le
monde. Entre-temps, il avait lui-même hérité d’un empire qui était devenu le
concurrent de l’Angleterre. La fascination s’était vite muée en haine alors
même qu’il persistait à rechercher la reconnaissance des Anglais. Guillaume
souffrait encore de cette brûlure lancinante. Même la mort de Bertie –
diminutif d’Albert, le prénom véritable d’Édouard VII – n’avait pu
l’effacer.
— Cette fameuse crainte d’un encerclement de
l’Allemagne est donc devenue réalité. Édouard VII, après sa mort, reste
encore plus fort que moi vivant [213] !
Le chancelier impérial Bethmann-Hollweg ne se trouvait pas
tout à fait dans cet état d’esprit. Lui en voulait surtout à l’Autriche de
l’avoir entraîné sur cette pente. Mais n’était-il pas lui aussi responsable de
sa propre myopie ? Depuis l’ultimatum autrichien à la Serbie, il y voyait
enfin plus clair. Vienne manifestait l’entêtement des faibles, un entêtement
qui risquait d’entraîner l’Allemagne dans un précipice fatal.
La nuit qui avait précédé, pris d’insomnie et de surmenage,
Bethmann avait expédié pas moins de six télégrammes successifs à Tschirschky à
Vienne. Dans le premier de ce télégramme, il écrivait : « L’attitude
du gouvernement de Vienne me surprend de plus en plus. Il nous laisse dans une
incertitude absolue en ce qui concerne ses projets. Je suis dans l’obligation
de conclure que ce gouvernement médite des projets qu’il juge bon de nous
cacher afin de s’assurer dans tous les cas de l’aide de l’Allemagne [214] . »
Expédié sur le coup de quatre heures du matin, le
dernier de ces télégrammes avait été rédigé avec frénésie. Visiblement à bout
de nerfs,
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