1914 - Une guerre par accident
qu’en dise Berlin, son analyse de la situation. Les
Anglais restaient des gens pacifiques qui ne voulaient pas la guerre. Les
Français, de leur côté, n’avaient pas intérêt à pousser à la roue. Comment,
dans ces conditions, une entente ne serait-elle pas possible avec ces deux
pays ou, tout au moins, avec l’Angleterre ? Que les diplomates en
fixent les conditions et les modalités. C’était leur travail après tout !
L’homme d’affaires hambourgeois se disait qu’un diplomate
allemand un peu futé parviendrait sans doute à arranger les choses. Un
Lichnowsky en moins mondain et plus imaginatif, en somme. Lui, Ballin, ne
pouvait être l’homme de la situation. Il était un entrepreneur et non un
diplomate. Il ne serait jamais qu’un monsieur « bons offices » et rien
de plus.
Le plus désespérant, aux yeux de l’homme d’affaires, était
que toutes ces excellences policées de la Wilhelmstrasse ne paraissaient pas
vraiment comprendre. D’une manière surprenante, elles n’avaient pas flairé le
danger de cette note autrichienne du 23 juillet à la Serbie qui avait
réveillé toutes les chancelleries européennes. Elles ne semblaient pas
davantage réaliser que la neutralité britannique n’était pas acquise en toute
hypothèse. Les Anglais avaient aussi leur ligne rouge. Sans être menaçant,
Churchill avait beaucoup insisté là-dessus :
— Comprenez, cher ami, qu’on ne pourra rester inerte
quoi que vous fassiez. La Belgique, pensez-y. Que votre haut commandement
militaire ne commette surtout pas la faute de violer la neutralité de ce pays [219] .
Ballin était demeuré silencieux. La Belgique, il y songeait
aussi avec consternation. Il savait, presque tout le monde savait en fait, que
les plans militaires allemands prévoyaient de très longue date l’envahissement
de ce pays. Et que des plans militaires, ça ne se modifie pas du jour au
lendemain.
Churchill prit soudain conscience du drame personnel
qu’était en train de vivre Ballin. Si tous les dirigeants allemands étaient
comme lui, le problème de la guerre aurait été résolu depuis longtemps. Ballin
était un bâtisseur, pas un inconscient jouant avec des allumettes devant un
baril de poudre. Ses affaires étaient basées sur les échanges et sur l’entente
mutuelle. En cas de conflit armé, elles en seraient sans doute dramatiquement
affectées.
En le raccompagnant à la porte de son bureau, Churchill
ressentit une vive compassion pour cet homme droit et courageux qu’il ne devait
plus jamais revoir. Ses dernières paroles furent chargées d’émotion :
— Mon cher ami, ne nous laissez pas venir à la guerre [220] …
À deux pas de l’Admiralty House, de l’autre côté de
Whitehall Street, on apportait au même moment à sir Edward Grey la dépêche
de Berlin commentant la réponse de Bethmann-Hollweg à sa proposition
d’apaisement dans les Balkans.
Ce jour-là, on pouvait lire dans le Manchester Guardian :
« Les Anglais ne sont pas les gardiens de la prospérité serbe ou même de
la paix en Europe. Nous nous soucions aussi peu de Belgrade que Belgrade se
soucie de Manchester [221] … »
Les journaux londoniens de Fleet Street, eux, continuaient
d’assener à longueur de colonnes que toute cette agitation internationale ne
concernait pas l’Angleterre. Le Financial News persistait à reléguer les
nouvelles diplomatiques en page trois. Les banquiers et les grands commerçants
harcelaient le chancelier de l’Échiquier Lloyd George dans le but de s’entendre
confirmer à un haut niveau la neutralité de l’Empire britannique.
Le soir, Asquith noterait impitoyablement à leur propos,
dans son Journal : « Les plus grands benêts que j’aie jamais
eu à manipuler. Tous avec une peur bleue, comme de vieilles femmes papotant
au-dessus de leurs tasses de thé dans une ville épiscopale [222] . »
Plus audacieux, quelques hommes de finance comme lord Rothschild
s’étaient avisés d’en appeler au Kaiser en personne afin d’arranger les choses.
L’élégante princesse de Pless, qu’on appelait Daisy dans le grand monde, y
avait ajouté sa touche aristocratique. On la disait amie du Kaiser qui lui
donnait du « Fürstin von Pless ». Son frère, George Frederick,
avait convolé avec Jennie Churchill, la mère de Winston. À tous ces gens
distingués et bien intentionnés, Berlin ne ferait même pas l’aumône d’une
réponse.
Saint-Pétersbourg, 30 juillet,
Weitere Kostenlose Bücher