1914 - Une guerre par accident
piégé. Cette
seule idée le mettait mal à l’aise. Bien sûr, la France pourrait trouver de
bonnes raisons pour ne pas se mêler d’un conflit impliquant la Russie.
Juridiquement, cela pouvait marcher. Politiquement, c’était intenable.
La France avait la tête dans le nœud coulant de l’alliance
russe et ne pouvait désormais s’en extraire sans dommages. Elle était en grande
partie responsable de cette situation. Paris avait trop longtemps pratiqué une
politique au fil de l’eau, subissant les événements plus qu’il ne les
maîtrisait. Sur ce point, Aristide Briand avait une théorie bien à lui :
— Il n’y a qu’une politique. D’abord, se laisser
flotter, c’est la politique du chien crevé. Puis distinguer la chose importante
et la vouloir avec esprit de suite et énergie. Mais les diplomates sont des
chats coupés [229] …
De la théorie, bien sûr. La réalité y était parfois rétive.
Briand affectait d’oublier que les diplomates, après tout, ne sont que des
exécutants. Les vrais décideurs ne sont-ils pas les hommes politiques eux-mêmes ?
Il y avait également les Anglais dont on ne pouvait être sûr
dans l’absolu. L’après-midi même, Grey avait lancé à Cambon qui l’avait
aussitôt rapporté à Margerie :
— Ne tirez surtout aucune conclusion définitive de la
façon dont nous menons notre barque. L’Angleterre n’a pas d’engagement, je vous
le répète [230] .
Avec sa façon de n’être pas vraiment dedans tout en n’étant
pas dehors, alors même que le feu couvait alentour, Grey commençait à agacer
prodigieusement à Paris. En temps habituel, on n’en avait déjà pas une très
haute opinion. Un jour, Berthelot avait reçu un télégramme de Paul Cambon qui
se terminait par ces mots : « Sir Edward Grey se réserve d’y
penser. » Goguenard, il avait reposé le télégramme sur son bureau :
— Grey va penser ? Nous sommes perdus [231] …
Il était beaucoup trop tard pour épiloguer. Le mal était
déjà fait. La guerre allait éclater, c’était plus que probable. Encore
fallait-il agir pour que la France apparaisse dans son bon droit et que sa
responsabilité ne soit pas engagée. C’était désormais l’obsession du chef de
l’État.
Le matin même, le Conseil des ministres avait décidé à titre
préventif la mise en place de cinq corps d’armée le long de la frontière avec
l’Allemagne. Il avait enjoint aux troupes concernées de rester stationnées à une
dizaine de kilomètres de la frontière afin d’éviter tout incident. Il
s’agissait également d’attester des intentions pacifiques de la France,
vis-à-vis de Londres tout particulièrement.
Le général Joffre avait bien regimbé. Il était intervenu au
nom de l’état-major pour que la mesure soit rapportée. Viviani avait tenu bon.
Il avait même obtenu que le chef suprême des armées adresse à ses commandants
une instruction précise : « Pour des raisons nationales d’ordre moral
et pour des raisons impérieuses d’ordre diplomatique, il est indispensable de
laisser aux Allemands l’entière responsabilité des hostilités [232] . »
Forts de leur logique propre, les états-majors prenaient de
plus en plus le pas sur les pouvoirs civils. Poincaré ignorait encore à quel
point, outre-Rhin, le haut-commandement militaire était en train de s’imposer.
Pour lui, chaque jour de perdu était catastrophique. Toute la question, pour le
président français comme pour les autres responsables européens, était de
savoir identifier avec précision un moment fatidique entre tous : celui du
basculement, celui à partir duquel la diplomatie n’aurait plus son mot à dire
face aux militaires.
Poincaré eut un sommeil agité cette nuit-là. Il ne pouvait
cependant se douter que le lendemain se jouerait le sort de la paix européenne.
Berlin, 31 juillet, 13 h 00
À grandes enjambées, le chancelier gravissait les marches du
Schloss, le vaste palais de briques que Frédéric le Grand avait fait édifier
pendant la guerre de Sept Ans pour impressionner ses ennemis. Deux heures plus
tôt, on avait communiqué à Bethmann-Hollweg le télégramme du comte Pourtalès
faisant état de la mobilisation générale en Russie. C’était le chaînon manquant
dans le processus de guerre : l’élément déclenchant qui permettait à
l’Allemagne de réagir à son tour, forte de son bon droit.
Assis à son bureau qui avait été ouvragé dans le bois du Victory
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