1914 - Une guerre par accident
22 h 00
Tous ceux qui côtoyaient l’ambassadeur de France Maurice
Paléologue eussent volontiers reconnu qu’il réunissait toutes les qualités
requises d’un aristocrate. Toutes sauf une, peut-être, l’esprit de rancune.
Paléologue avait la fâcheuse impression d’avoir été tenu à l’écart durant ces
dernières heures par ses amis russes. Pourtant, il ne s’en formalisait guère.
Il était trop perspicace pour ne pas imaginer le drame en train de se nouer au
palais Tauride, siège de la Douma, et plus encore à Peterhof.
Russophile, Maurice Paléologue le restait viscéralement. La
visite de Poincaré n’avait fait que l’ancrer dans ce sentiment. Quitte à ce
qu’il en rajoute un peu plus que nécessaire en mettant en musique les
instructions du chef de l’État d’une manière fort peu diplomatique. Il n’était
pas obligé de répéter mot pour mot à ses interlocuteurs russes les termes du
dernier télégramme chiffré qu’il venait de recevoir de Viviani :
« La France est résolue à remplir toutes les obligations de
l’Alliance [223] . »
Il y était d’autant moins obligé qu’il convenait plutôt d’inciter les Russes à
la retenue.
Paléologue était de ceux qui croyaient la guerre inévitable.
Ils étaient plus nombreux de jour en jour. Pendant le voyage de retour de
Poincaré en France, l’ambassadeur en Russie était devenu de fait et à un double
titre l’épicentre de la diplomatie française. D’un côté, il représentait la
France dans le pays qui comptait le plus politiquement pour elle avec
l’Angleterre. D’un autre côté, il était le dépositaire des dernières
instructions du chef de l’État et du chef du gouvernement. Paléologue s’était
vite habitué à cette situation enivrante. Ses pouvoirs, aussi exorbitants que
temporaires, il les avait exercés dans le sens d’une amitié sans réserve
à l’égard de la Russie. Une amitié qui ressemblait à s’y méprendre à un
soutien aveugle.
L’avant-veille, dans l’antichambre même du bureau de
Sazonov, l’ambassadeur de France avait eu un échange aigre-doux avec son
homologue allemand :
— Eh bien ! Êtes-vous décidés à calmer votre
alliée, l’Autriche et à lui prodiguer des leçons de sagesse ?
— Mais c’est ici qu’il faut qu’on se calme et qu’on
cesse d’exciter la Serbie !
Paléologue était resté dubitatif. Pourtalès avait fini par
exploser :
— J’en atteste devant Dieu ! L’Allemagne est
pacifique ! L’histoire prouvera que nous avons le bon droit pour nous et
que notre conscience n’a rien à se reprocher.
— Mon cher collègue, en sommes-nous déjà au point qu’il
faille invoquer le jugement de l’histoire [224] ?
Serguei Sazonov était reconnaissant à l’ambassadeur de
France pour son action. La veille 29 juillet, à 23 h 45, il lui
avait demandé de lui envoyer son premier secrétaire Charles de Chambrun pour
l’informer que le tsar venait de renoncer à la mobilisation générale décidée
quelques heures plus tôt.
Ce soir, Sazonov recevait personnellement Paléologue pour
lui annoncer que la décision de mobilisation générale avait été prise par le
tsar dans l’après-midi. Elle était cette fois irrévocable. Sazonov ne jugea pas
utile de préciser à l’ambassadeur que le Kaiser venait d’adresser un ultime
télégramme à Nicolas II, l’adjurant de ne pas mobiliser. Ce n’était plus
nécessaire. Il y avait déjà plus d’une demi-heure que le général
Ianouchkhévitch avait diffusé l’ordre fatidique.
Regardant l’ambassadeur dans les yeux, Sazonov martela ses
mots :
— Comprenez-moi bien, monsieur l’ambassadeur. Tout
retour en arrière est désormais impossible [225] .
Les accents de fatalisme tragique du ministre n’avaient
guère échappé à Paléologue. C’était comme si la marche à la guerre venait de
franchir un nouveau palier.
À Peterhof, Nicolas II achevait enfin sa journée de
travail. Il pensa que c’était la journée la plus longue et la plus rude de son
règne. Il écrivit dans son Journal : « Je suis allé me
promener seul. Il faisait très chaud. Ai pris un bain délicieux [226] . »
Avant d’aller se coucher, le tsar se dit qu’il n’aurait pas
dû lire le télégramme resté sur son bureau. Un télégramme en provenance de
Pokrovskoïe que la tsarine, en début de soirée, lui avait remis en mains
propres : « Nuée menaçante sur la Russie : malheur,
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