1941-Le monde prend feu
son regard, il voit cette
colonne de Panzers, de camions, de motocyclettes.
L’impression de force est irrésistible.
Au bout de la route, à la lisière des forêts, il y a le
fleuve Bug, la ligne de démarcation entre le Grand Reich et la Russie.
« Avant la dernière étape, nous couchons dans une
petite ville perdue dont les maîtres sont des membres d’une unité montée de la
Waffen-SS, raconte von Kageneck. Ils traitent royalement leurs camarades des
Panzers : la bière et le schnaps coulent à flots. »
Le commandant de l’unité SS propose : « Voulez-vous
voir un vrai Juif ? »
Poussé par un planton, le voici, petit homme d’une trentaine
d’années, seul face à « tant d’officiers allemands ».
Le commandant l’interroge :
« Alors, Ferschel, combien as-tu roulé de gens aujourd’hui ? »
L’homme ne répond pas. Le SS décrète que son « petit
youpin privé qu’il s’est réservé » a roulé au moins « dix braves
commerçants chrétiens… Allez planton, donnez-lui dix bons coups dans le dos ».
« L’homme, raconte von Kageneck, s’était déjà laissé
tomber à genoux, comme un mouton, et courbait la tête. »
« Mouton ? »
Le mot est révélateur de l’état d’esprit de von Kageneck.
Voulait-il que cet homme seul choisisse la mort face à ce
groupe d’officiers des SS et des Panzers qui viennent de festoyer ?
« Nous étions atterrés, conclut Kageneck.
« C’était donc cela notre occupation en Pologne ?…
L’expérience nous bouleversa profondément. »
Mais il ne se demande pas en reprenant sa route ce que sera
la guerre en Russie.
Il roule.
« La grande forêt nous absorbe », dit-il.
Il faut camoufler les chars, les camions, les
automitrailleuses.
Et attendre en regardant au-delà de la forêt, vers la Russie.
13.
La Russie ? L’Union des républiques socialistes
soviétiques ? Le Komintern, cette Internationale communiste ?
La haine, la terreur, la passion, le dévouement qu’ils
suscitent, un nom les incarne :
Staline.
Staline,
l’énigmatique, le silencieux, l’insomniaque à la peau grêlée, dont on ne sait
jamais où il se trouve.
Ce Géorgien râblé de soixante-deux ans, à la moustache et
aux cheveux grisonnants, cherche-t-il le sommeil dans sa datcha de Kountsevo ?
Réside-t-il au Kremlin ?
Personne n’ose poser ces questions, s’interroger sur celui
qui est devenu le « Tsar rouge ».
Il a dressé lui-même les listes de ses camarades communistes
des années 1920 qu’il a décidé de « liquider ».
À Moscou, à Leningrad, mais aussi dans un village de Sibérie
ou une ville d’Ukraine, les responsables politiques et les simples citoyens
savent qu’ils peuvent être arrêtés, sans motif, et disparaître. Tués d’une
balle dans la nuque ou enfouis dans un camp de concentration ou une cellule de
la prison de Loubianka.
Dans les milieux de l’ intelligentsia, on murmure avec
effroi qu’il arrive à Staline de téléphoner au milieu de la nuit pour annoncer
à un écrivain sa disgrâce : ses livres ne seront plus publiés. Pasternak, Boulgakov,
Ilya Ehrenbourg ont reçu de tels appels qui glacent.
Car rien ne retient la main de Staline. Le couperet peut
tomber, trancher une vie.
Ehrenbourg, en ce printemps 1941, a été ainsi réveillé.
Staline, en quelques phrases onctueuses, lui a dit que le
roman antinazi qu’Ehrenbourg vient d’écrire – La Chute de Paris –
n’est plus interdit mais qu’au contraire Staline souhaite qu’il soit lu par des
millions de Soviétiques.
« Tu as bien travaillé, camarade Ilya. »
Ehrenbourg balbutie. Il en déduit que Staline change de
politique et considère désormais que l’Allemagne nazie est l’ennemie, que la
guerre est probable.
Ce serait donc la fin de ce pacte de non-agression
germano-soviétique qui, par sa signature le 23 août 1939, a rendu
inéluctable la guerre entre l’Allemagne et la France et l’Angleterre.
Selon Ehrenbourg de nombreux signes indiquent que Staline
est prêt à affronter Hitler.
Comment Staline pourrait-il ignorer ces centaines de
milliers de soldats allemands tapis dans les forêts de Pologne ?
Le New York Times, presque chaque jour, rappelle que
cent divisions allemandes sont massées à la frontière soviétique et que « les
relations entre Soviétiques et Allemands semblent atteindre un point critique ».
N’est-ce pas une manière de
Weitere Kostenlose Bücher