22 novembre 1963
doutes sur sa vertu, et cette pensée, chose étrange, lui fut plutôt agréable. Pour Haguenier, elle ne savait plus si elle l’aimait ou le détestait.
CAUCHEMAR
Herbert était dans la chapelle de Linnières, en train de regarder les maçons travailler aux nouvelles fenêtres, lorsque Gillebert de Puiseaux vint le trouver. Le jeune homme lui demandait la permission de partir pour une semaine : son père avait décidé que les noces d’Ida se feraient juste avant septembre, avant le début des vendanges. « Hé, hé, ton père est bien pressé, dit Herbert, cela me ferait croire que ta sœur a grand besoin de se marier en vitesse. Mais après tout, peut-être cela vaut-il mieux. Je ne suis pas de la fête, comme tu le sais, ton père me tient pour un personnage de peu d’importance. Enfin, on en jasera dans le pays. Va, et dis à ton père et à ta sœur qu’ils n’oublient pas de me dire merci pour cette noce. » Gillebert partit, assez mal à son aise. Herbert l’était encore plus que lui.
Ernaut était à Provins, à trente lieues de Puiseaux, mais les nouvelles circulent vite, et quand on le veut on peut couvrir trente lieues en moins d’un jour et d’une nuit. « Mais même si le garçon apprend la nouvelle après la noce, cela n’en vaudra guère mieux, car il sera fou de rage, se disait Herbert. Dieu sait, j’aurais donné dix ans de ma vie pour que les choses se fussent arrangées autrement. J’ai donné ma parole. Mais je pourrais peut-être faire enlever la fille, et faire semblant que je n’y suis pour rien. Ce ne serait pas loyal, mais me tient-on pour un homme loyal dans le pays ? » Puis il se dit qu’on ne fait tout de même pas une chose pareille à un parent. Pour une fois, il pensait avoir agi selon sa conscience, et pourtant il avait le cœur plein d’angoisse et de remords.
Haguenier se trouvait à Troyes, à l’hôtel de Gillebert de Beaufort, dans un état de prostration presque complète. Son cœur s’était de nouveau détraqué à la suite de son entretien avec Marie, la crise n’était pas forte, mais sa maladie avait pris une nouvelle tournure, il avait des palpitations et des crampes nerveuses qui tordaient et raidissaient ses membres. Après avoir absorbé beaucoup de calmants, il était tombé dans une telle somnolence qu’il pouvait à peine parler.
Il resta ainsi près de quatre jours, et se disait qu’il se relèverait toujours à temps pour voir Marie au délai prescrit, car à présent, et malgré son serment ou peut-être à cause de cela, sa soif de voir la dame grandissait jusqu’à la folie. L’idée seule de lui toucher la main le plongeait dans des transes. Et il sentait qu’il y avait là quelque chose d’impur, et il ne voulait plus, pourtant, lutter contre ce désir.
Le jour où il put se lever, le petit Joceran vint lui annoncer que le mariage d’Ida de Puiseaux allait être célébré dans deux jours.
Haguenier se frappa le front : comment avait-il pu l’oublier ? Et c’était peut-être à cause de son intervention maladroite que ce mariage se faisait si vite ! Il n’avait pas la force d’aller se battre avec Bernard de Jeugni. Mais il fallait au moins avertir Ernaut. « Si je ne le fais pas, se disait-il, je serai un traître à son égard. » Malgré sa faiblesse il décida de se rendre à Provins.
Ernaut devina tout dès qu’il vit son frère. « Je faisais exprès, dit-il, de ne pas m’informer, de ne pas demander des nouvelles. Je sentais ; je sentais d’avance. J’ai voulu oublier. Dieu sait, depuis huit mois je n’ai pas revu son visage. Si ce n’est en rêve, chaque nuit. Pourquoi Dieu permet-il qu’on aime ainsi ?
— Frère, dit Haguenier, j’ai cru de mon devoir de vous prévenir. Mais si vous le pouvez, laissez la chose se faire. Cette fille ne vous vaut pas.
— Écoutez, dit Ernaut en lui saisissant le bras et en le serrant jusqu’à lui faire mal, venez, partons tout de suite, nous arriverons peut-être à temps. Je sais ce qu’il me reste à faire. J’ai juré qu’elle n’épouserait personne d’autre. »
Ils partirent au galop. Le cheval d’Ernaut creva au sortir de la forêt de Bercenay, Ernaut prit le cheval de son frère, et Haguenier alla se chercher une monture aux écuries de son père, à Bercen. Quand il arriva à Puiseaux, Ernaut l’attendait à la croisée des chemins devant le château. Il était tout hagard, les yeux perdus. « Ils sont à Jeugni, dit-il, c’est là
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